Pour une éthique militante masculine
Anonyme
I- Réflexions introductives
Le constat est net : dans toutes les organisations politiques, le comportement des hommes vis-à-vis des femmes cause, au mieux, des dysfonctionnements, et, au pire, des traumatismes. Les lieux de vie collective (occupations, squats…) cristallisent évidemment nombre de ces problèmes ; on y croise les répartitions inégales des tâches ménagères, ou jugées ingrates, les prises de décisions à sens unique, l’accaparement de l’espace voire les violences physiques et sexuelles. Dans le confort de la promiscuité à visée politique, on retrouve sans grande surprise les mécanismes à l’œuvre dans le reste des foyers de la société patriarcale. Si ces exemples marginaux semblent particulièrement significatifs, ils sont en fait l’arbre qui cache la forêt : c’est bien l’entièreté du milieu militant qui est concerné.
Néanmoins, le militantisme a une spécificité formelle ; bien souvent, il se représente comme plus lucide et soucieux que le reste du monde des dynamiques d’oppression. Au contraire, un lieu presque-commun consiste à dire que le milieu militant est pire parce que sa préoccupation des oppressions serait une simple formalité, un signalement de vertue. Voire même, les dominants profiteraient de ces milieux pour instrumentaliser les discours des luttes, et ainsi perpétrer leurs violences avec l’apparence de l’innocence la plus parfaite. Nous refusons de penser que les milieux militants seraient pires (car cela voudrait dire les quitter, s’en extraire et abandonner toute lutte, ou se limiter à des luttes ultra-locales, ultra-spécifiques et non mixtes). Plutôt, nous préférons envisager la promotion d’un discours radical et rigoureux, qui considère les hommes pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire une classe de dominants. Plus précisément, nous choisissons d’inscrire notre réflexion dans la lignée directe du féminisme matérialiste et lesbien, parce que cette tradition théorique est la seule qui concilie critique de l’hétérosexualité et analyses de classes.
II- Etat des lieux
Parmi la panoplie des pratiques hétérosexuelles masculines, on trouve d’abord celles qui posent des problèmes internes. Dans le cas des groupes politiques, des gardes-fous sont parfois mis en place pour pallier cela : séances d’autocritique, cellule autonome sur les questions de genre ou de violences sexuelles, nomination exclusive de femmes aux postes de cadres sont autant d’exemples qu’on peut citer. Mais le fait est que de nombreux groupes politiques se scindent encore sur les questions de gestion des violences sexuelles. Il ne s’agit pas dans cet article de proposer des méthodes et structures internes pour éviter que ce genre de cas se produisent. Notre but ici se place en amont, sur la question de l’éthique individuelle, et invite le militant à imposer à ses relations romantiques et sexuelles la même discipline dont il fait preuve quand il s’agit de lire Le Capital ou de publier ses articles.
Exploitation des militantes féminines ou des partenaires romantiques, différence d’âge critique, rapports de pouvoirs inégaux… Tous ces cas de figures devraient apparaître comme des urgences. Le militant, qui voit le groupe politique qu’il a participé à créer comme un terrain de chasse, ne devrait pas pouvoir continuer ses activités en paix sous prétexte qu’il serait un bon militant, ponctuel et efficace. Le militant intellectuellement reconnu, avec une assise dans les milieux politiques ou universitaires, qui fréquente une fille plus jeune en entrée d’étude ne devrait pas être laissé tranquille sous prétexte des apports théoriques qu’il fournit au groupe. Celui qui a le monopole de l’action, qui maîtrise plus que quiconque les déplacements en manifestation et autres frissons à la limite de la légalité ne peut pas garder son statut tant que cela signifie que ses camarades sont contraintes au secrétariat des réunions.
III- Perspectives pour une éthique militante masculine
Au-delà même du fonctionnement des groupes politiques, la perspective d’une éthique militante masculine est une question de cohérence. Pour que tout discours féministe soit intégré théoriquement ou mis en pratique, (et c’est plus que jamais une nécessité) cela exige des hommes d’avoir eux-même des principes. En d’autres termes, on ne peut discuter pleinement de la question du travail domestique ou des violences sexuelles avec son camarade qui ne se soumet pas lui-même à quelques principes de base.
Essayons nous à un exercice de pensée : si il était possible de créer la relation hétérosexuelle parfaite, où l’homme repentant compenserait sa situation sociale en faisant les courses et en étant attentif, même là, des contradictions profondes émergeraient. D’abord, parce que force est de constater que l’hétérosexualité est un objet social qui existe par-delà la relation. Même si cette relation hétérosexuelle parfaite existait (ce qu’on ne pense pas possible), le couple est une unité économique et une union publique, il ne se vit pas en autarcie et les pressions et coercitions peuvent agir depuis l’extérieur. Alors, devant ces constats, que le militant révolutionnaire marxiste ne peut tout simplement pas ignorer, des résolutions s’imposent. Vivre avec des contradictions est une quasi-fatalité, mais si des perspectives alternatives existent, pourquoi ne pas les envisager ? C’est toutes ces considérations qui posent la nécessité de réfléchir à une éthique militante masculine.
La bonne nouvelle dont nous informent les féministes lesbiennes matérialistes et radicales, c’est que la classe des hommes a cette spécificité qu’on peut s’en extraire. Plus précisément, il serait tentant d’offrir trois voies à celui qui affecte de rejeter théoriquement la classe des hommes :
- Une première voie consisterait à rejeter totalement son appartenance à la classe des hommes, qui aboutirait tout naturellement à un parcours de transition. Loin des discours de l’identité profonde (ou « Born this Way »), la transition peut être envisagée positivement, avec enthousiasme, comme un moyen d’embrasser la classe des femmes. Les relations avec les autres femmes bénéficieraient ainsi d’un pied d’égalité, et c’est alors que la véritable solidarité en actes et en mots trouverait sa pleine cohérence.
- Une deuxième voix pourrait permettre aux hommes de refuser les relations hétérosexuelles, ce qu’elles impliquent en tant que système, et de choisir d’entretenir plutôt des relations homosexuelles. L’homme gay est effectivement toujours un homme mais il contrevient à l’hétérosexualité, il n’exploite ainsi pas de compagne, et incarne aussi bien souvent une rupture avec l’ensemble des normes genrées.
- Troisième voie, peut-être la plus évidente : le vœu de célibat. Si le militant politique a bien saisi la nature des relations hétérosexuelles et ce qu’elles impliquent, il pourrait choisir de ne pas pratiquer, et résister ainsi à la tentation terrible d’avoir une partenaire/cuisinière/secrétaire/relectrice. La misère sexuelle étant bien sûr un mythe dont on rejette entièrement les présupposés, ne restent alors que les besoins d’affection et d’intimité partagées, qui peuvent exister dans bien d’autres modes relationnels.
Toutes ces perspectives doivent selon nous être considérées sans une once d’ironie. La discipline militante est nécessaire et nous pensons qu’elle ne doit pas laisser ces questions dans l’ombre. Les distinctions entre intime et politique ont été contestées par les féministes depuis plus d’un demi-siècle maintenant, il serait plus que temps d’en prendre la mesure. De plus, il nous faut refuser toute négociation, tout aménagement du système hétérosexuel. Alors que le féminisme est sous la menace d’une dilution dans des considérations libérales et creuses, la ligne radicale et révolutionnaire doit être tenue plus fermement que jamais. Aux hommes : nous ne comptons pas sur vous. Mais libre à vous de nous surprendre.