Devenir lesbienne
Anonyme
Un malaise a longtemps grandi en moi. J’étais ami avec des femmes, elles étaient amies avec moi. Ce malaise menait un travail de sape, parasite creusant ses galeries sous mon épiderme pour s’y répandre. J’étais un homme, une chose qui me répugnait et pour laquelle je n’avais que du mépris. Je me sentais paralysé, pris au piège dans cet état, voyant s’approcher de moi la fin inéluctable de toutes ces relations, lentement corrodées par ma masculinité.
Il m’était difficile de mettre des mots sur cet inconfort, et de trouver une échappatoire. Une solution évidente me brûlait l’esprit, comme si une vis de fer, après avoir traversé mon crâne, était restée logée là. Mais cette possibilité, que je me refusais à admettre, soulevait des questions éminemment concrètes. Pourquoi, sans avoir la conviction d‘être une femme, sans avoir l’envie d’être une femme, transitionner ? Que signifiait « devenir une femme », pour quelqu’un comme moi, qui n’en avait jamais ressenti le désir ?
Mais ce qu’il fallait que je comprenne, c’est que la transition n’est pas la révélation d’un magma primordial, geyser-renaissance toujours prêt à jaillir de dessous la croûte d’une identité fausse. En tout cas, dans mon cas, cela ne pouvait pas l’être. Après tout, j’avais toujours été un garçon assez moyen, sûrement même un peu plus minable que la moyenne, aussi misogyne que chacun. L’élément perturbateur, dans mon existence de garçon, ne se trouvait pas au-dedans de moi-même, mais au-dehors : non pas dans ma subjectivité individuelle, expression de mon existence intérieure, mais dans mon existence extérieure, objective, dans mon existence sociale. C’est le choc de la rencontre entre cette réalité sociale, bloc de béton dressé sur ma route, et ma course d’homme mal-à-l’aise, démantibulant mon corps et tous ses membres, qui a déterminé ma transition.
C’était là la source de mon malaise : la rencontre entre une masculinité déjà vécue comme une forme de mal-être et la conscience de la réalité sociale et politique de la classe des femmes. Sa résolution ne pouvait, alors, qu’être politique. « Être une femme » n’a pas de signification positive : des aspects extérieurs, superficiels, peuvent êtres érigés en signifiants de l’existence féminine (corps, seins, sexe, maquillage, coupe de cheveux, habillement, voix, comportement). Être une femme, c’est appartenir à une classe, prise et n’existant que dans un rapport d’exploitation avec une autre. Devenir une femme est dénué de contenu positif, au-delà de la solidarité profonde ressentie envers la classe, envers toutes les femmes : transitionner, devenir transgenre, devenir transexuelle, c’est quitter la classe des hommes, et rejoindre volontairement la classe des femmes. C’est manifester son attachement politique et individuel à cette classe. L’étape suivante n’apparaît, alors, que plus logique : rejoindre l’avant-garde de la classe, devenir lesbienne.