Tu me mangerais-tu?

Anonyme

 

Entre octobre 2023 et février 2024, des membres du Collectif Première Ligne ont appelé publiquement à former un cercle de lecture et d’écriture sur le genre, la reproduction sociale et le patriarcat. Une quinzaine de participant·e·s a fréquenté, en tout ou en partie, les séances de ce cercle, amenant avec elles, leurs situations, leurs bagages, leurs problèmes, leurs perspectives et leurs motivations. Le texte qui suit, comme tous les textes composant le numéro, est issu de ce processus.

Ce texte se veut une introduction à un concept relié à l’anti-spécisme dans un essai pluriel et encore en construction pour mieux comprendre les logiques de domination ou encore comme une volonté de critiquer des mouvements militants dits de gauche. Il est ici question de réfléchir à un concept plutôt récent, soit l’intersectionnalité posthumaniste, dans une tentative première de mieux comprendre lesdites logiques de domination au-delà des frontières de l’espèce. Dans un premier temps, il est nécessaire d’exposer une définition de ce qui est entendu par l’intersectionnalité posthumaniste et d’articuler de quelle manière ce concept est mobilisé ici. Dans un second temps, il s’agit de se questionner sur la (non-)mobilisation de ce concept ainsi que de sa dénonciation dans le cadre de certaines revendications militantes féministes. Dans un troisième et dernier temps, un retour sur deux exemples est de mise dans une tentative de mettre de l’avant la nécessité de ce courant de pensée dans les lignes directrices militantes et de dénoncer cette non-action.

 

Tout d’abord, il s’agit de décortiquer l’intersectionnalité posthumaniste en trois parties. En ce qui a trait à l’intersectionnalité, le concept est de plus en plus établi dans les milieux académiques, militants, politiques et j’en passe. Mis de l’avant notamment par Kimberlé Williams Crenshaw, l’intersectionnalité tend vers une analyse des intersections des discriminations dont la source est liée à l’identité[1]. Plus précisément, lorsqu’elle prend l’exemple de femmes de couleur, elle indique que « […] [l]’observation des trajectoires de ces femmes révèlent qu’elles sont en fait déterminées par l’entrecroisement de diverses structures, la dimension de classe elle-même n’étant pas indépendante de la race et du genre »[2]. Il est donc possible d’affirmer que ce concept est un outil de transformation sociale qui prend en compte la diversité des expériences et des identités afin d’expliquer plusieurs situations de marginalisation et/ou de discrimination. Ensuite, qu’est-ce qu’on entend par posthumanisme ? Le préfixe « post » gagne lui aussi en  fréquence et signifie habituellement  l’arrivée de nouveaux éléments au concept agencé, ce qui peut soit changer l’apport de ce dit concept, soit modifier sa définition ou encore le dépasser carrément[3]. Dans le contexte qui nous intéresse, le préfixe est ajouté à la théorie de l’humanisme, théorie qui énonce entre autres la suprématie morale des êtres humains. Le post-humanisme vient donc remettre en question et dépasser cette théorie de manière considérable. Les post-humanistes rejettent la hiérarchie où l’humain se place au sommet en utilisant le contexte technologique actuel. Selon elles et eux, une interconnexion entre les humains et la technologie est la voie à adopter et permettra ainsi de combattre plus efficacement d’autres formes d’oppositions telles que la race, le genre ou encore l’espèce[4].

Dans le cadre de ce texte, je m’éloigne du posthumanisme lié à la technologie pour me rapprocher d’un posthumanisme qui analyse et critique la même hiérarchie que celle ci-dessus selon une perspective anti-spéciste, d’où la pertinence simultanée de l’intersectionnalité et du posthumanisme. Mentionné pour la première fois comme tel par Bradley D. Rowe, ce concept reprend les mêmes intentions que celles de l’intersectionnalité en ajoutant cependant le statut d’espèce humaine dans l’équation dans une tentative de mettre en lumière et de contrer les injustices et inégalités systémiques de nos sociétés[5]. L’ajout du posthumanisme au concept d’intersectionnalité est nécessaire puisque, en gardant de l’avant l’importance des expériences discriminantes plurielles en lien avec l’identité, que ce soit par exemple le genre ou la race, il est pressant d’y ajouter la construction sociale invisibilisée qu’est la frontière entre l’espèce humaine et les « autres » espèces[6]. Plus encore, il est absolument primordial de s’attarder sur la fausse binarité créée entre les espèces humaines et non-humaines et de la contester, ce sans quoi nous sommes coupables de légitimer un système de domination soutenant une hiérarchie inégalitaire[7].

 

Maintenant que nous sommes sur la même ligne quant à la définition de l’intersectionnalité posthumaniste mobilisée ici, il faut s’attarder sur deux difficultés que ce concept croise en lien avec des mouvements féministes : la première est celle de l’argument énonçant la priorité à la libération humaine totale avant celle des « autres » espèces. La seconde, quant à elle, s’attarde plutôt sur les militantes intersectionnelles posthumanistes et sur les difficultés qu’elles rencontrent.

La première embûche s’articule sur un angle double, soit celui du genre et de la militance. Pour commencer, il est possible de remarquer un discours spéciste dans des luttes féministes pour des raisons plutôt intéressantes. Il n’est en effet pas rare de constater une analogie entre la consommation de viande et la consommation des corps dits « féminins ». L’image 1 démontre un parfait exemple des similitudes créées pour l’œil populaire de la consommation de ces corps. Il y a eu, et continue d’y avoir, plusieurs réactions face à cette assimilation dont une sur laquelle je m’attarde. Celle-ci concerne une volonté de la part de militantes féministes de s’éloigner de cet agencement en tentant de se rapprocher d’une autre classe, soit celle des hommes. Prenons l’exemple d’Andrea Dworkin qui, lors d’une manifestation anti-pornographie, brandit une pancarte où l’on peut lire « Nous ne sommes pas des animaux! »[8]. Cette forme de revendication vient créer une construction sociale quant à l’espèce « animale » inférieure et subordonnée et met en place un positionnement idéologique quant à l’exploitation : il n’est pas immoral d’exploiter, il est immoral d’exploiter les femmes. Cet argument perpétue une ligne de pensée humaniste et ne remet donc pas en cause ce qui devrait l’être, c’est-à-dire l’idée même de structures d’exploitation[9].

La seconde embûche vient simultanément apporter un peu d’espoir quant à celle ci-dessus, tout en nous l’enlevant peu après. Les mouvements anti-vivisectionnistes ou encore pour la cause animale ont la réputation d’un caractère genré à un penchant féminin[10]. De ce fait, il est nécessaire d’indiquer que ce n’est pas la majorité, loin de là, des militantes féministes qui promeuvent une distanciation entre leur exploitation et celle des « autres » espèces. Cependant, cet agencement entre les mouvements féministes et les mouvements provenant de l’anti-spécisme n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. Alors qu’il y a indéniablement une pertinence à la convergence de ces deux luttes (et, quant à moi, avec plusieurs autres luttes), les comparaisons qui se produisent entre l’exploitation des animaux et celle des femmes ne sont pas bien vues. On peut en effet se questionner sur l’analogie entre l’exploitation non criminelle des animaux non-humains et l’exploitation majoritairement criminelle du corps des femmes. Revendiquant une position similaire aux « autres » espèces, les militantes perdent de la crédibilité, ce qui a comme résultat de nuire conjointement aux deux combats. Ceci se prouve par les arguments suivants, qui ne sont qu’un mince échantillon non-exhaustif de la dé-légitimisation produite pour contrer ces mouvements : l’utilisation de la pathologisation des militantes, de l’irrationalité et du surplus émotif associés au genre ou encore, de manière plus actuelle, l’utilisation des termes « terroristes » et « extrémistes »[11].

 

Finalement, la partie la plus intéressante : avec les embûches démontrées ci-dessus et les limites qu’elles amènent, y a-t-il une réelle pertinence quant à la mobilisation du concept d’intersectionnalité posthumaniste dans nos milieux militants ? La réponse me semble pourtant claire, mais prenons un moment pour illustrer ce qui est expliqué depuis le début. Le concept humaniste et sa hiérarchie prônant l’humain au sommet perpétue donc une lignée de pensée spéciste. De manière plus précise, celle-ci met de l’avant la banalité de l’exploitation et des meurtres des « autres » espèces à des fins humaines. Il est étrange de légitimer un système de domination si violent qui, à tout moment, pourrait très bien se retourner contre une partie de la population détenant une caractéristique identitaire commune allant à l’encontre de la classe dominante[12].

Prenons un de mes exemples favoris, soit une réaction forte d’une partie de la communauté queer face à des propos problématiques du PDG de la chaîne de restauration rapide Chick-fil-A. Les propos en question ? Son discours public énonçant son soutien au mariage dit traditionnel (il entend par là, bien sûr, une contestation bien claire du mariage queer). Pour des raisons qui semblent évidentes, des mouvements de contestation et de frustration se sont élevés de la part d’une partie de la population. Or, dans le contexte qui nous intéresse, voici le résultat de ces mobilisations : des groupes et émeutes envahissent des succursales de cette chaîne en produisant des « Chick-fil-A-kiss-ins » ou en prenant des photos d’eux et elles se partageant un repas en tant que communauté queer[13]. Dans un article du Huffington Post, nous pouvons  lire « Eat all the chicken sandwiches you want. But realize that behind this debate are real people »[14]. Là entre en jeu complètement le concept d’intersectionnalité posthumaniste. D’un côté, les revendications quant au droit au mariage homosexuel, ou toute forme de mariage autre que celui hétérosexuel, est louable. Il est en effet absolument « déshumanisant » de se faire marginaliser en fonction d’une partie de son identité. Il est absolument inconsidérable de laisser passer le commentaire du PDG qui perpétue un problème systémique d’oppression envers les personnes de la diversité sexuelle et de genre. Il est aussi absolument innacceptable de laisser passer ce genre de commentaire qui promeut une violence psychologique et même physique sur les individus de la communauté queer… Voyez-vous où je veux en venir ? Comment est-il possible de revendiquer d’un côté des droits de base, tels que la dignité et le respect, tout en ne voyant pas que plusieurs de nos actions quotidiennes perpétuent des actions validant une logique de domination similaire sur des millions et des milliards d’êtres vivants ?

Prenons un autre de mes exemples favoris : la Fédération anarchiste (FA) en France et son adoption en 1995 d’une motion interdisant le partage d’idées et d’arguments anti-spécistes dans ses médias (motion qui, très important de préciser, est encore en vigueur de nos jours)[15]. Leurs arguments se condensent en cinq points que je résumerais brièvement maintenant : l’anti-spécisme conteste une hiérarchie entre les vies de l’espèce humaine et des « autres » espèces ; les anti-spécistes nient la spécificité humaine et modifient donc dangereusement la notion de liberté ; la notion d’égalité mise de l’avant par les anti-spécistes sur les droits à la vie remettrait en question leur mobilisation et acceptation quant à l’avortement ; l’anti-spécisme refuserait tout progrès technologique et met donc en danger d’autres luttes telles que celle des classes ; le végétarisme a un historique de rapprochement avec les idéologies anarchistes bien plus que l’anti-spécisme et ce serait donc plus logique d’accepter le premier que le second dans les rangs de l’anarchisme[16]. Je ne m’éterniserai pas à revenir sur chaque point afin de le décortiquer et démontrer l’incohérence complète de ceux-ci, mais il est cependant important de préciser que la spécificité humaine est une construction humaine qui se base majoritairement sur l’idée de la conscience que cette espèce détient. Dans un univers où je serais d’accord avec cet argumentaire, ne serait-ce donc pas logique d’utiliser notre supériorité afin d’assurer la liberté de tous et de toutes ? Dans mon univers, où je suis fondamentalement contre cette perspective humaniste qui nous place au sommet d’une hiérarchie de domination, j’indiquerais alors qu’il est incompréhensible de penser se rapprocher de toute forme d’anarchisme en maintenant des habitudes et des discours spécistes. « […] [W]e would argue that to be anarchist and live an anarchist life necessitates treating animals with the respect and dignity due to all those with whom we find solidarity in the struggle of liberation. »[17].

 

Il est à noter qu’il ne s’agit pas ici uniquement de pointer du doigt des groupes afin de les dénoncer, mais plutôt et surtout de mettre en lumière l’ironie de la situation au sein de plusieurs mouvements de gauche. Que ce soit au sein des mouvements féministes, des mouvements queer ou des mouvements anarchistes, il est absolument nécessaire de se questionner sur nos discours quant à l’impossibilité de lutter sur plusieurs fronts et sur la priorité et l’attention que nous donnons à certains combats au détriment de d’autres. Selon moi, une des seules manières de concevoir une réelle et totale libération doit commencer par la compréhension et l’adoption dans nos milieux de l’intersectionnalité posthumaniste, ce sans quoi nous sommes complices de perpétuer des schèmes de domination et d’oppression.

 

[1] Kimberlé W. Crenshaw et Oristelle Bonis « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur » Cahiers du genre, 2(39), 2005, p.54.

[2] Ibid, p.56.

[3] Colin Crouch « Post-démocratie » Diaphanes, 2013 p.27.

[4] The Ethics Centre « Ethics Explainer : Posthumanism » [En ligne]. Repéré à l’adresse suivante https://ethics.org.au/ethics-explainer-post-humanism/. Consulté le 01 février 2024.

[5] Bradley D. Rowe « It IS about Chicken : Chick-fil-A, Posthumanist Intersectionnality and Gastro-Aesthetic Pedagogy » Journal of Thought, 2013 p.92.

[6] Deckha 249 dans ibid p.93.

[7] Ibid, p.93.

[8] Christiane Bailey et Axelle Playoust « Féminisme et cause animale » Ballast, 2(5), 2016, p.85.

[9] Bradley D. Rowe « It IS about Chicken : Chick-fil-A, Posthumanist Intersectionnality and Gastro-Aesthetic Pedagogy » Journal of Thought, 2013 p.96.

[10] Christiane Bailey et Axelle Playoust « Féminisme et cause animale » Ballast, 2(5), 2016, p.87.

[11] Christiane Bailey et Axelle Playoust « Féminisme et cause animale » Ballast, 2(5), 2016, p.88

[12] Maneesha Deckha « Intersectionnality and Posthumanist Visions of Equality », Wisconsin Journal of Law, Gender & Society, 2009, p.260.

[13] Bradley D. Rowe « It IS about Chicken : Chick-fil-A, Posthumanist Intersectionnality and Gastro-Aesthetic Pedagogy » Journal of Thought, 2013, p.89.

[14] Ibid, p.92

[15] Félix Patiès « Les exclusions de l’antispécisme sur Radio libertaire, la radio de la Fédération anarchiste », Le temps des médias 1(40). 2023, p.162.

[16] Ibid, p.163-164.

[17] Joseph Parampathu « Veganarchism – Philosophy, Praxis, Self-criticism » The Anarchist Library, 2020 p.22.