Mais pourquoi tu cours?

Berneri

À l’approche du premier mai 2023, il nous paraît opportun de republier cet article paru après la manifestation de l’année dernière.

Le premier mai anticapitaliste 2022 a montré de façon criante les limites de nos manifestations offensives. C’est une bonne chose que des camarades aient pu frapper certaines cibles symboliques, mais c’est un vrai problème que ces attaques sifflent la fin de la manifestation au lieu d’en relancer l’élan. Il faut donc se poser la question de nos moyens, de nos choix tactiques et de nos capacités collectives.

Soulignons d’abord que ce n’est pas la casse qui provoque la dissolution de la manifestation. Certaines personnes quitteront toujours un évènement devenant plus offensif, mais ce n’est pas tellement le cas ici ou très marginalement. On peut considérer que l’essentiel des camarades présent·e·s savent ou iels mettent les pieds et donc à quoi s’attendre. De même, la présence policière massive, collant parfois de très près le cortège, n’empêche pas la tenue de l’évènement (cf. manif du COBP de 2022). Le moment fatidique arrive avec l’usage des lacrymos.

Pour une raison difficile à comprendre, la fumée qui pique semble instiller une terreur sans nom au milieu montréalais. Le gaz est certes très incommodant et peut devenir un vrai problème pour certaines personnes qui y sont plus sensibles, mais ce n’est vraisemblablement pas le cas de tout le monde et leur utilisation dans d’autres pays ne provoque pas les mêmes réactions. Le gaz y est d’ailleurs souvent plus concentré et utilisé plus généreusement. Le problème vient donc vraisemblablement d’un manque d’entraînement et de solidarité collective. Je pense qu’on peut identifier plusieurs facteurs imbriqués ; la peur du gaz et de ses effets, la peur de l’arrestation, la panique collective/mouvement de foule et la culture locale.

Je cours parce que tu cours…

La peur du gaz et de ses effets semble de prime abord tout à fait rationnelle. Il est normal de chercher à s’extraire d’une situation douloureuse ou inconfortable. Cependant, cette peur de la douleur ou de l’inconfort est largement disproportionnée. Le problème de ce phénomène c’est qu’il agit comme une prophétie autoréalisatrice. Chacun·e sait que les effets des gaz ont tendance à s’aggraver avec la peur ou le stress, notamment pour les personnes qui n’y sont pas habituées. Le fait de chercher à s’extraire à tout prix du gaz renforce paradoxalement ses effets en contribuant à des phénomènes de panique collective. Par ailleurs, en cherchant à sortir par tous les moyens de la zone, on en vient à faire de mauvais choix tactiques individuellement ou collectivement. Certain·e·s choisissent de quitter la manifestation en petits groupes, en s’illusionnant sur le fait qu’iels pourront la retrouver un peu plus loin. Dans les faits, le comportement se propage et les appels lancés au hasard à se rassembler ailleurs ne servent qu’à camoufler la débandade. Il me semble nécessaire de changer radicalement cet état de fait.

Tout d’abord, c’est une bonne chose d’attirer l’attention de la manifestation sur ce que font les policiers, mais crier qu’« ils gazent » semble avoir l’effet inverse de ce qui est souhaité. Avant même de voir les palets rebondir sur le sol, un vent de panique parcourt le groupe et les moins aguerri·e·s commencent déjà à courir. Il faudrait trouver une solution pour ne pas renforcer indirectement l’efficacité des attaques policières. Peut-être serait-il bon de ponctuer ces appels d’encouragement à ne pas paniquer, à rester grouper et à ne pas courir !

Lorsque les capsules sont au sol, plutôt que de chercher à s’en éloigner, il devrait être une pratique commune de les éloigner de la manifestation, voire de les retourner à l’envoyeur (les flics à vélo n’avaient pas de masques et semblent avoir été pas mal incommodés par les gaz). Actuellement, si certaines personnes ont bien tenté de les éloigner, la plupart des tentatives observées revenaient souvent à éloigner les capsules à coups de pied vers d’autres endroits de la manifestation, même si ce n’était pas l’objectif. L’intention de ces camarades est bonne mais leur initiative est rendue très compliquée par le fait que la manifestation commence déjà à se disloquer, que l’endroit à protéger devient flou et qu’iels risquent de se retrouver isolé·e·s.

Une fois que le gaz commence à se répandre, invitons les plus paniqués d’entre nous à prendre une seconde pour analyser la situation. Est-ce que le gaz est vraiment si incommodant que ça ? Est-ce que les policiers se rapprochent vraiment trop près ? Ont-ils l’air de cibler des personnes ou de se préparer à faire des arrestations ? Ont-ils l’air de chercher à mettre en place une souricière ? Si aucune de ces conditions n’est remplie, se mettre à courir ne peut qu’aggraver la situation. Alors on s’accroche à son binôme, on reste groupé, on suit la bannière de tête et on essaye de rester calme pour ne pas aggraver les effets du gaz. La fuite par petits groupes est une solution individualiste à un problème de sécurité collective.

Il est bien sûr parfois nécessaire de courir, mais là encore, pas besoin de se lancer dans un sprint paniqué si les flics ne nous collent pas aux basques. Dans la plupart des cas, il suffit de trottiner quelques dizaines de mètres pour sortir d’un nuage trop dense ou pour se mettre hors de portée de l’anti-émeute. Ne pas courir trop vite contribue aussi à conserver la cohérence de la manifestation, à ne pas abandonner les camarades moins rapides et à éviter le ciblage des
gens isolés.

Mais… moi je cours parce que TU cours…

Les risques d’arrestation ont été évoqués plus haut, mais il semble important d’y revenir plus précisément. Cette peur est bien plus légitime que la simple crainte du gaz. Se faire attraper peut avoir des conséquences graves pour la vie des camarades, spécialement si iels ont mené des actions offensives ou judiciairement condamnables. Ici encore il semble que la solution choisie par toutes et tous est de chercher à s’en sortir tout seul, ou avec son petit groupe.

Il faut rappeler que les flics cherchent actuellement à cibler certaines personnes mais plus rarement le groupe dans son ensemble. Or, en se mettant à courir de façon déraisonnée on facilite leur travail ; des personnes et des petits groupes se retrouvent isolés, se changent comme iels le peuvent, sans aucune protection, avec le risque omniprésent de se faire arrêter pour les moins rapides ou les moins discrets.
Ceci offre des opportunités pour les policiers, que la personne ait fait quelque chose ou non. La plupart du temps les charges de l’anti-émeute ne servent justement qu’à nous faire courir ou reculer. Étant donné leur équipement, ils ne tenteront pas de nous suivre longtemps ; leur tactique consiste essentiellement à nous faire peur en criant « Bouh ! ».

La solution est cependant plus complexe pour résoudre cette question de la peur de la police et de l’absence de confiance entre camarades. Il s’agit d’apprendre à travailler ensemble pour développer cette solidarité qui manque cruellement.

Il est aussi nécessaire de se former collectivement à agir en groupe pour qu’une masse critique de personnes se connaissant et ayant l’habitude, empêche nos manifestations de devenir une course au « chacun pour soi ».

On devrait arrêter de courir alors ?

Il faut donc ici parler de la question de la panique collective et des mouvements de foules. On a vu que ces manifestations étaient l’occasion de comportements irrationnels (peur du gaz, des arrestations etc.) qui provoquent par la suite une forme de panique collective. Selon moi, il s’agit ici du danger principal dans nos manifestations, avant la police et ses armes. Nous ne devrions pas être surpris·es par la brutalité policière, par les arrestations et les procès. Tou·te·s les militant·e·s révolutionnaires connaissent ces risques ou les ont vécus. Néanmoins, la plupart d’entre nous avons commencé à nous impliquer avec l’idée que la force collective était le moyen de faire changer les choses. Or, ces moments de délitements individualistes viennent frapper de plein fouet le beau mythe de la solidarité dans nos mouvements ; quand ça pète, c’est chacun pour soi et on verra après. Pour de nouvelles personnes, ce constat peut les dégoûter définitivement de s’organiser avec nous. Ce problème devrait en soi nous encourager à trouver des solutions mais il n’est malheureusement pas le seul.

Un mouvement de foule provoqué par la panique peut être particulièrement dangereux et difficile à arrêter. La taille de la manifestation fait que le danger reste limité dans notre cas et ne devrait pas provoquer de morts. Néanmoins, il n’est pas difficile d’imaginer que de graves blessures soient occasionnées par ces mouvements de personnes cherchant à fuir les gaz et/ou la police : bousculade faisant chuter les gens, piétinement des personnes tombées au sol, sans compter les dangers inhérents à la circulation.

Il est très difficile d’arrêter ces mouvements de panique une fois que le phénomène se répand dans le groupe. Chacun en a fait l’expérience, ça commence par quelques personnes qui courent ou crient et bientôt la panique se répand comme une vague à travers le groupe au point que même les personnes ayant la tête froide sont obligées de courir ou de se retrouver isolées (participant par là même à la reproduction du phénomène). Il est essentiel de chercher à stopper cette panique dans l’œuf. Il faut rattraper ou rappeler au calme nos camarades qui paniquent et les faire revenir à la raison. Il faut s’abstenir de courir le plus longtemps possible et appeler régulièrement le monde à rester calme, groupé et solidaire.

…Moi j’ai pas confiance…

Il faut ici pointer le problème sous-jacent à tout ce qui a déjà été soulevé : le manque d’une culture de résistance collective qui encourage des comportements solidaires. Il est tout de même incroyable que, dans une ville qui compte autant de militant·e·s révolutionnaires, une meilleure coordination ne soit pas possible. Le manque de pratique y est sans doute pour quelque chose, les manifestations offensives ne sont pas si fréquentes au cours de l’année, mais le problème demeure. Le travail mené par certains groupes pour organiser ces moments est démesuré par rapport à la durée et à l’impact de l’évènement. Il est de la responsabilité de tou·te·s de faire le meilleur usage de ces dates que nous imposons au calendrier de nos ennemis ; 20 minutes de casse dans le centre-ville ne devraient suffire à nous satisfaire, pas plus que la facilité déconcertante pour la police de faire cesser le problème. Loin d’en sortir galvanisé, je suis plutôt assailli par le sentiment d’une grande faiblesse collective. Les camarades excuseront cette conclusion qui tranche avec l’habitude d’autocongratulation post-manif, mais ce texte ne cherche pas à jouer le rôle d’un communiqué de presse. Il y a des problèmes et il serait important de s’y attaquer collectivement.