Les contingents anticapitalistes – une stratégie à investir

Ana

Un triste constat

Depuis quelques années, plusieurs collectifs anticapitalistes anarchisants ont appelé à former des contingents dans des manifestations et autres espaces propices à accueillir un discours plus radical. On peut penser aux traditionnelles marches écologistes de la fin septembre, pour lesquelles la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) a appelé à rejoindre un contingent anticapitaliste. On peut encore penser à la manifestation organisée par les ONG dans le cadre de la COP15 à Tio’tia:ke (Montréal) en 2022, dans laquelle la Coalition anticapitaliste et écologiste contre la COP15 avait organisé un bloc festif. Cette stratégie politique a aussi été utilisée à plusieurs reprises par le P!nk Bloc dans les dernières années, qui a appelé à former des blocs queers combatifs qui n’épargnent pas sur les paillettes et les slogans humoristico-dévastateurs pour le cis-hétéro-patriarcat.

Cependant, il semble difficile de considérer la majorité de ces initiatives comme des victoires. Alors qu’on retrouve généralement entre 200 et 400 personnes au sein des blacks blocs des manifestations radicales traditionnelles comme celles du 15 mars contre la brutalité policière ou du 1er mai anticapitaliste, les contingents atteignent présentement difficilement le seuil des 75 personnes. Si tout le milieu libertaire des environs marque d’un X son calendrier dès janvier et call malade 2 semaines d’avance lorsqu’arrivent le 15 mars et le 1er mai, pourquoi n’en est-il pas de même lorsque les mêmes organisations appellent à battre le pavé à d’autres dates de l’année ? Le milieu révolutionnaire serait-il rendu conservateur ? Serait-il si confortable dans ses petites habitudes qu’il verrait sa rage au ventre s’estomper avec la venue de la saison chaude ? En tant qu’anarchistes qui défendons la pertinence de multiplier les actions directes et qui voulons voir notre mouvement grandir, nous constatons la grande pertinence de se saisir de ce genre d’opportunités.

Pourquoi affronter les flics à 400, quand on peut le faire à 10 000 ?

Lors du 1er mai anticapitaliste en 2022, qui débutait au centre-ville, après quelques minutes de marche, bon nombre de vitrines de banques et de compagnies multinationales ont été attaquées. Les policiers ont alors envoyé quelques grenades lacrymogène, qui ont tout de suite poussé l’entièreté du bloc à se disperser. Fin de la manif !

Ce qui fait la force des groupes les plus radicaux en Europe, et notamment en France en ce moment, ce n’est pas seulement le nombre et la détermination de nos camarades. Ces éléments sont à prendre en compte, mais l’élément majeur, c’est la présence des autres forces de gauche et de la population. Le black bloc repose soit sur une présence massive de militant·e·s radicales, ce que nous n’avons pas, soit sur le soutien, voire minimalement la tolérance d’une importante partie de la manifestation où il est présent. Au contraire, nos manifestations actuelles reposent sur le bon vouloir des flics, ces derniers seraient tout à fait capables de toutes et tous nous arrêter, ou pourraient à minima nous empêcher de partir. Il est aberrant de faire reposer la tenue de nos évènements sur l’espoir que les flics vont respecter le droit bourgeois.

En s’organisant en contingent anticapitaliste dans des manifestations plus généralistes, on peut s’entendre pour y trouver deux axes positifs importants pour nos actions : la mobilisation et la tactique. La manifestation large peut servir de caisse de résonance à la diffusion de nos idées (matériel à distribuer, slogans, agitation-propagande) et par le fait s’adresser directement à des gens déjà mobilisé·es par la cause qui devraient rejoindre nos perspectives. S’organiser seulement de manière séparée entre anticapitalistes déjà convaincu·e·s ne fait que nous couper des possibilités d’influencer et de tisser des solidarités.

Au niveau tactique, il faut reconnaître qu’il est beaucoup plus sécuritaire de faire des actions au milieu d’une foule constituant une masse critique. Bien sur, cela implique de comprendre les dynamiques de l’événement et d’agir judicieusement, mais nous pensons que ces capacités à réfléchir l’action politique lorsqu’elle implique des milliers de personnes diverses devraient faire partie de notre pratique anarchiste. Évidemment, il faut s’attendre à ce qu’il y ait du conflit, mais celui-ci permet de faire voir publiquement les divergences entre les lignes politiques et les tactiques, ce qui a aussi un effet mobilisateur. En s’engageant dans ce processus moins évident au départ, on peut penser la manière de gagner la tolérance, voire le soutien des personnes mobilisées par ces enjeux.

Il nous faut réapprendre à exister dans des manifestations que nous n’avons pas organisées et où nous ne sommes pas la force principale. Ajoutons qu’actuellement l’organisation de nos manifestations empêche un large nombre de camarades expérimenté·e·s de prendre des tâches plus intéressantes car iels sont occupé·e·s à faire des trucs de base comme tenir la bannière et autres tâches élémentaires.

Une nécessité politique

Il semble ici important de rappeler à quoi servent les manifestations. Ces moments revendicatifs sont des représentations d’une conflictualité potentielle, mais pas une fin en soi. Ceci ne veut pas dire qu’il n’est pas important de le faire. Cependant, il s’agit de le faire correctement, et aussi quand d’autres personnes que nous sont présentes. L’action politique doit être à la base de notre participation ; elle peut inclure différentes tactiques contre des cibles ou la police, ou encore favoriser l’autodéfense de nos communautés.
Il faut refuser de se désunir et de s’isoler.

Nous pensons aussi qu’il faut exister comme une force politique crédible dans les manifestations de gauche pour ramener à nous une nouvelle génération de militant·e·s, pour convaincre du monde que nous ne sommes pas une simple bande d’illuminé·e·s. Il faut être capable d’avoir du nombre et de peser dans le rapport de force de la manifestation. Être un·e militant·e révolutionnaire responsable devrait passer par le fait de participer aux actions du mouvement révolutionnaire, et pas seulement aux activités sociales périphériques. Aux manifs du 15 mars et du 1er mai, on croise des gens qu’on ne voit nulle part ailleurs tout le long de l’année, les camarades seraient-iels en hibernation perpétuelle ?

Si les anarchistes n’arrivent pas à se lier aux personnes qui se mobilisent et travaillent en vase clos, le prochain mouvement social pourrait se faire sur des bases politiques qui ne sont pas les nôtres, loin des idées révolutionnaires. Notre incapacité à répondre de façon coordonnée à la crise de la Covid nous donne une idée de ce qui pourrait se passer si une telle situation se déclenchait prochainement. Les militant·e·s anarchistes devraient avoir des réflexions stratégiques sur nos actions présentes dans le processus révolutionnaire.

Les contingents anticapitalistes sont un pas dans cette direction. Le 1er mai, on se voit dans la rue, et après on continue.