À qui profite la haine de nos corps?
R. A.
J’ai neuf ans. C’est la récréation. J’arbore fièrement mon vêtement préféré, un t-shirt jaune décoré d’un imprimé à paillettes. Un pingouin à lunettes fumées y déclare « DON’T HATE ME, HATE MY SWAG! ». Près de moi, mes copines de classe racontent qu’Alexandra devrait commencer à porter des tops, parce qu’on commence à voir ses seins. Elles rient avec mépris. Leur regard oscille vers ma poitrine. Mon chandail rétrécit soudainement sur mon torse. Je me sens nue.
Le soir, je range mon t-shirt dans mon tiroir. Je ne le reporterai plus jamais.
Note à moi-même : je dois dissimuler la forme honteuse de mes seins.
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J’ai dix ans. Debout dans le gymnase de mon école primaire, je suis vêtue d’un ensemble de sport rose fluo. Dans ma main droite, je tiens un papier sur lequel j’ai écrit ma grandeur en centimètres, et mon poids en kilogrammes. Mes yeux se promènent sur un grand tableau multicolore pour trouver mon IMC, mon indice de masse corporelle. « As-tu besoin d’aide? » demande mon enseignant à côté de moi. Je trouve la case qui correspond à mes données, celle juste à côté du mot « Normal ». Une lourde pierre tombe de mon cœur à mes reins. « En surpoids ». Mes bras, mes cuisses et mes mollets enflent. Je n’ai plus envie de parler.
Le lendemain, notre enseignant nous exige d’accomplir le test Léger Navette, le test d’endurance le plus redouté de l’école. Ceux qui abandonneront devront s’asseoir dans le coin du gymnase et encourager tous les survivants, jusqu’au dernier. Je cours, je cours, je cours. Je réalise que je suis la dernière fille encore dans la compétition, entourée de quatre garçons. Je prends conscience de la vingtaine de regards fixés sur moi, et, surtout, sur mes membres rougis par l’effort. Depuis la veille, mon corps est lourd et difforme. J’arrête de courir. Je ne veux plus qu’on ne me voie. Le sport deviendra mon ennemi.
Note à moi-même : mon corps est anormal.
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J’ai douze ans. Pour fuir les averses d’un dimanche après-midi automnal, je me réfugie devant le téléviseur du salon. J’ai échangé mes vêtements trempés pour un et un col en V et pantalon taille basse. À Canal Vie, Sandra, 43 ans, pleure dans les bras de Jean Airoldi. À travers une cage en verre, les passants d’un centre commercial lui donnent jusqu’à dix ans de plus que son âge. Sa vie est donc un échec total. Airoldi lui explique avec pitié que sa silhouette de poire ne lui permet que les tailles hautes et les cols ronds. En véritable sauveur, il lui paye des traitements capillaires, dentaires et chirurgicaux. Il refait complètement sa garde-robe, en ne lui offrant que des vêtements sombres. Le noir, ça amincit! Il termine en lui enseignant les meilleures techniques de maquillage : elle doit cacher sa vieillesse avec discrétion, afin d’éviter un look trop aguicheur. Et voilà, Sandra est maintenant magnifique, et tellement heureuse. Ça y est, cette femme mérite d’être en vie!
Je m’observe dans le reflet de la fenêtre : moi aussi, je suis une poire. Mes hanches s’alourdissent. J’ai l’impression que mon corps est une faute que je dois dissimuler sous des couleurs tendance. J’espère devenir assez riche pour être belle à 43 ans.
Note à moi-même : mon bien-être dépend de ma beauté.
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J’ai quatorze ans. Assise à mon bureau, j’efface les traces de craie qui salissent mon ensemble noir. « Please get your homework. I will write the answers on the board ». La stagiaire du cours d’anglais lève son bras droit pour écrire les réponses du premier exercice au tableau. Elle nous dévoile alors de longs poils noirs sous ses aisselles. Dans les yeux de mes camarades de classe, un mélange violent de moquerie, de dégoût me frappe au visage. Les voix basses augmentent, et, bientôt, il est impossible de séparer les paroles de la stagiaire du brouhaha de mépris. « Je suis sûre qu’elle pourrait être belle, si elle prenait soin d’elle-même. » « Ark! Je suis sûre qu’elle prend même pas sa douche. » « Elle est censée avoir un chum? ». « C’est quoi donc, “singe” en anglais? »
Le soir, chez mon amie Naomie, je refuse d’aller me baigner. J’ai encore oublié de me raser. Je me sens sale. Sur le bord de la piscine, j’entends mes amies regretter de ne pas avoir invité Nathan : il est rendu tellement homme avec son poil de chest.
Note à moi-même : je dois éliminer mes poils pour être respectée.
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J’ai quinze ans. C’est la canicule, et mon école n’est pas climatisée. Je tire nerveusement sur l’ourlet de ma salopette, dont le tissu bleu couvre la moitié de mes cuisses. Je suis devant la classe, une règle plaquée contre ma taille. Tous mes camarades ont le regard fixé sur mes jambes, plutôt que sur leur examen d’anglais. « Voyons donc, beaucoup trop court, ça! Va voir le directeur. », siffle mon enseignante.
Dans son bureau, le cinquantenaire scrute mon corps d’un air découragé. Il fait venir son adjoint pour qu’ils constatent ensemble l’ampleur du dégât. Je devrai attendre que ma mère m’apporte un jean avant de poursuivre mes cours; mes cuisses déconcentrent mes camarades et donnent une mauvaise image de mon école privée. Je retiens mes larmes. Mes jambes gonflent comme des ballons d’hélium qui n’ont pas le droit de s’envoler.
En sortant de la petite pièce, je croise un garçon de ma classe. Ses cuisses sont à moitié dévoilées par ses shorts kaki. Il rigole avec son ami en descendant les marches. On ne lui a jamais demandé de se changer, lui.
Note à moi-même : je dois cacher mon corps.
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J’ai seize ans. Je me demande si les autres élèves remarquent mon nouvel ensemble, un long jean noir avec un large coton ouaté gris foncé. Je dessine des cercles dans mon cahier de sciences, lorsque mon enseignant à la tête grisonnante hausse dramatiquement le ton : « Vous devez absolument, mesdames, prendre la pilule, et, messieurs, mettre un condom. Même vous, les filles, vous devriez toujours avoir des condoms avec vous, parce que… » Je n’écoute plus. Je suis terrorisée à l’idée d’abriter un jour une vie humaine dans ce ventre que j’ose à peine regarder dans le miroir. « Si jamais vous êtes négligentes et que vous tombez enceintes, vous avez encore des options. Vous pouvez prendre la pilule abortive, et votre utérus va se contracter puis éjecter le fœtus. Sinon, vous pouvez aller en clinique. Ils vont vous anesthésier, et racler ou aspirer le fœtus. Au pire du pire, vous pouvez toujours, euh… garder l’enfant. » Une nouvelle crainte se diffuse douloureusement dans mon bas-ventre, peut-être entre mes deux ovaires.
À la table de dîner, ma copine Annabelle nous explique que son chum n’aime pas utiliser de condoms : « Ça lui donne vraiment moins de sensations. Anyway, je prends la pilule maintenant. Mais il faut vraiment pas que mon père le sache. »
Quelques semaines plus tard, je vais voir mon médecin. Je n’ai pas de partenaire sexuel, mais je lui demande de commencer la pilule, au cas où. Le docteur me félicite pour ma sage décision. Il me tend un document aussi épais que mon dernier devoir de français : c’est la liste de tous les effets secondaires possibles. Il me montre ensuite comment faire un auto-examen pour le cancer du sein. Ça fait partie des risques.
Mon corps me dégoûtait, et maintenant, il me terrifie.
Note à moi-même : la contraception est mon entière responsabilité.
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J’ai dix-sept ans. Je suis vêtue d’un corps qui ne m’appartient pas. Je m’habille de honte et de normes absurdes. On m’impose une définition de ma féminité. On m’oblige une haine envers moi-même, et envers mes adelphes. Je me crois faible. Je me sens aberrante. Je me cache sans le savoir, et j’en suis exténuée.
J’ai dix-sept ans, et je repère enfin cette flamme qui grandit dans ma poitrine depuis mon enfance. Je la sens lentement incendier chacun de mes poumons, puis mon foie, mes tripes, et mon cœur. Est-ce la haine que j’ai pour mon corps qui me brûle ainsi?
Non. Je perçois soudainement cette chose, jusqu’à ce jour innommable, qui tire les ficelles de mon épuisement. Ce n’est pas mon corps que je déteste. Ce sont toutes ces notes à moi-même que j’accumule dans ma chair depuis des années. Elles s’entassent dans mon être depuis bien avant ma naissance, encaissées par toutes les générations de femmes qui m’ont précédées.
La colère me consume.
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J’ai dix-huit ans. Je porte l’adjectif hystérique comme une couronne. De ma rage, je me suis fabriqué une robe et un flambeau. Je tente de manier mon feu du mieux que je peux, mais souvent, je me brûle. Souvent, aussi, j’apprends.
Je virevolte d’un milieu à l’autre, et je garde en moi chacune de mes rencontres. Plusieurs connaissances se tissent en amitiés riches et profondes, comme je n’en ai jamais vécu auparavant. Elles forment des liens si puissants qu’elles me rattachent au sol quand mon corps fond en hiver, et me couvrent de couleurs inconnues quand je repousse au printemps. Mon existence prend tranquillement un nouveau sens : je me sens vue en entier, sans avoir à me dénuder.
Un après-midi quelconque, le vent printanier me guide vers un collage fixé à un mur de béton. Les lettres noires peintes à la main me transpercent. « À qui profite la haine de nos corps? » La question me sourit par son point d’interrogation. Le feu en moi scintille.
Je continue mon chemin, mais la phrase reste à mes côtés, puis se transforme en amie. Elle remonte avec moi vers les racines de ma colère, celles qui poussent de mes contraintes assignées à la naissance. La phrase du collage me pointe des livres à lire et des personnes à écouter. À travers les mots des autres, elle me souffle les raisons de mon auto-destruction. À travers chaque témoignage, chaque analyse, chaque discussion, la réponse se cristallise. Nos corps sont écrasés pour que nous restions silencieuses, et ce sont les mains froides du patriarcat, du colonialisme et du capitalisme qui les étranglent. Nos corps, pourtant, renferment des êtres incroyablement forts.
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Aujourd’hui, j’ai vingt-et-un ans. Je respire pleinement : je n’enfile plus de soutiens-gorges, car j’aime sentir la douceur du tissu contre ma poitrine. En été, j’opte pour les tenues des plus courtes pour inviter le soleil et le vent à chatouiller ma peau. Chaque jour, j’aime faire de mon corps un carnaval : j’embellis mon visage de paillettes, et je me décore de vêtements de toutes les couleurs, peu importe leur forme.
Si l’anxiété me secoue, j’enfile mes chaussures de course et je m’élance dans les rues. J’active mes jambes et mes bras, puis je les laisse rougir et dégouliner. Mon corps me propulse toujours plus loin, toujours plus vite. Si je m’ennuie, je cuisine des desserts pour mes ami.es. Je mange ce que je veux, quand je veux, et je regarde mes cuisses prendre de l’expansion avec douceur. On dirait des fleurs qui reprennent leur place au printemps. J’ai cessé de prendre la pilule et d’interpréter mon corps comme un danger. Maintenant, je le laisse traverser ses saisons. Sur ma peau naît une taïga, où chacun de mes poils est une révolution. La colère brûle toujours en moi, mais je la canalise en un feu de camp. C’est lui qui me réchauffe lors de manifestations pluvieuses.
Mon corps devient mon complice, car il me permet d’être et de revendiquer. Je suis fière des combats qu’il mène et des systèmes qu’il défie. Quand je me regarde dans le reflet des rivières, la fierté adoucit la rage. Sans la honte, j’existe tellement plus fort.