Autocritique du milieu artistique et de son rapport aux luttes féministes

Anonyme

 

Entre octobre 2023 et février 2024, des membres du Collectif Première Ligne ont appelé publiquement à former un cercle de lecture et d’écriture sur le genre, la reproduction sociale et le patriarcat. Une quinzaine de participant·e·s a fréquenté, en tout ou en partie, les séances de ce cercle, amenant avec elles, leurs situations, leurs bagages, leurs problèmes, leurs perspectives et leurs motivations. Le texte qui suit, comme tous les textes composant le numéro, est issu de ce processus.

Ce texte a pour ambition de dresser le portrait de quelques types d’artistes rencontrées au cours de mes études artistiques, dont le travail s’empare ou non des enjeux féministes actuels. Je proposerai ensuite quelques moyens d’aborder, en tant qu’artiste, les luttes qui nous entourent. 

Mise en contexte

De 2015 à 2023, j’ai étudié l’illustration dans trois différentes écoles d’art françaises. Qu’il s’agisse des arts appliqués ou des beaux-arts, j’ai évolué dans un milieu très privilégié, où j’ai pu bénéficier des soit-disant meilleures formations plastiques et intellectuelles dans le milieu des arts graphiques. En 2017 avec le mouvement #MeToo, j’ai vu dans les écoles où j’ai étudié un engouement grandissant pour les luttes féministes, une indignation face aux traitement des femmes artistes, et une parole qui se libère sur les agressions sexistes et sexuelles dans les écoles et dans le milieu de l’art en général. Pour beaucoup d’entre nous, nos prises de consciences et nos discussions se sont retrouvées dans notre travail, de manière plus ou moins évidente. 

Bien qu’étant alors étudiante en France, j’espère que mes observations pourront entamer une réflexion plus large au sujet des artistes et de leur investissement dans les luttes. 

  • L’artiste-opportuniste

L’artiste a besoin d’un public qui le finance. C’est donc dans une hypocrisie, consciente ou non, qu’il ou elle va choisir non pas sa cause, mais ses mécènes. Lorsqu’une cause est en vogue, il est de bon ton de posséder des objets dérivés. Dans tous les festivals d’illustration, on retrouve des affiches « All bodies are bodies », des cagoules en crochet « women are fantastic » ou encore des stickers ACAB « all clitoris are beautiful ». L’artiste remplit  sa boutique en ligne de fanzines de vulgarisation grossière et de gadgets roses. Je conçois qu’il est difficile de vivre de notre seule activité artistique, et beaucoup d’entre nous subissent une certaine précarité, mais rien ne justifie de produire à tout prix des objets à la fois insipides et dépolitisants. 

J’ai vu des femmes hétérosexuelles qui vendaient des fanzines sur leur exploitation au sein de leur couple. Faire et partager cette bande-dessinée leur a-t-elle permis de quitter leur compagnon ? Pas vraiment. Mais au moins, elles auront récolté un revenu. Leur exploitation est devenue leur fond de commerce et elles sont dorénavant invitées dans des festivals pour parler de “féminisme inclusif”. De telles bandes-dessinées ne dénoncent plus, bien au contraire, elles banalisent. Aborder des sujets d’oppression de cette façon est une entreprise inefficace, qui dénature le projet initial et encourage l’accommodation au patriarcat. Parce que sa production est d’abord lucrative, et que l’artiste-opportuniste ne participe pas elle-même aux luttes, elle ne peut pas aborder efficacement des sujets féministes.

  • L’artiste-désengagée 

En tant qu’artistes, il nous est facile d’évoluer dans des cercles fermés, et de nourrir des obsessions qui nous rapportent de l’argent, de la réputation, une reconnaissance et un résultat immédiat : je fais un dessin, je vends le dessin, les autres aiment le dessin, je suis heureuse d’avoir fait le dessin. Carriériste, il nous est difficile de nous éloigner quelques minutes de nos entreprises, qui prennent une place considérable dans nos intérêts mais aussi dans la manière dont nous nous définissons. J’ai moi-même longtemps calqué ma propre valeur sur la valeur de ma production : l’approbation de mon milieu m’était alors plus que nécessaire. Il n’est pas rare que les artistes ne côtoient que des artistes, ne mangent qu’à des vernissages et ne lisent que des bandes-dessinées.

On peut très vite se retrouver complètement coupé du monde et des mouvements qui le traversent, quand bien même ceux-ci nous concerneraient. Au sortir et pendant leurs études, la majorité de mes amies combinent leur activité artistique avec un autre emploi qu’elles qualifient de secondaire, alors que celui-ci peut prendre plus de 20h par semaine. Bien que connectées au monde du travail, mes amies et moi-même nous définissons tout d’abord par notre statut d’artiste. Beaucoup d’entre nous reconnaissent l’urgence féministe, et se considèrent comme victimes d’un système patriarcal. Mais peu en font une priorité. 

  • L’artiste de bonne volonté 

J’ai vu d’autres camarades motivées par une envie juste et sincère de dénoncer les oppressions sexistes, produire des textes, illustrations, bandes dessinées. Je sais qu’en fabriquant des fanzines, elles sont persuadées de participer à leur façon à rendre un monde plus juste. Je les sais capables de lire, de comprendre, de s’organiser, de monter des projets collectifs ambitieux, de demander des bourses, de récolter de l’argent, de partager des informations sur les réseaux sociaux, d’organiser des évènements. Si cette énergie était déployée pour autre chose que pour leur entreprise, la révolution arriverait peut-être plus vite. Mais puisqu’elles pensent déjà faire le maximum, c’est-à-dire ce qu’elles savent faire le mieux, de l’art, il est rare de les voir impliquées activement dans les luttes. Les utilisations de leurs compétences graphiques et plastiques sont au mieux inutiles, au pire nuisibles. Il est sûrement plus valorisant d’avoir son nom crédité sur une affiche que d’être une voix anonyme au milieu d’une foule. Par égo ou par certitude de bien faire, peut-être nous trompons nous de chemin.

Solutions

Distribuons des tracts, participons aux manifestations, tenons des bannières. Puisque nous en sommes capables, puisque notre emploi du temps flexible nous le permet. Et, si certaines d’entre nous en ont la volonté, participons non plus en tant qu’artistes mais en tant que militantes aux luttes qui ont besoin de main-d’œuvre. Soyons exigeantes dans nos réflexions et dans la qualité de notre travail, refusons les images stéréotypées et le pinkwashing, qui même artisanal, n’en est pas moins néfaste. Mettons en place une véritable éthique du travail. Informons-nous sur les sujets qui nous entourent, cultivons notre curiosité. Prenons part à des luttes collectives, prenons conscience des limites de l’individualisme. Refusons la production au profit de la participation. Peut-être serions-nous surprises de nous découvrir de nouvelles utilités au service du collectif. Il nous faut sortir d’un milieu pour entrer dans le monde.