Éditorial

C.A.J.

Tout le monde est féministe.

Du moins, c’est l’impression que l’on peut avoir aujourd’hui.

Même l’idée d’une « révolution féministe » attire probablement spontanément l’adhésion d’une large communauté de personnes tellement la locution semble détachée des questions politiques dites fondamentales.

Qu’est-ce qu’une « révolution féministe » face à la catastrophe économique et écologique?

Et pourtant.

La montée de l’hydre transphobe un peu partout dans le monde fait apparaître plus clairement les liens intrinsèques entre d’une part, la violence d’État et ses appareils répressifs et de l’autre, les reconductions idéologiques quotidiennes des pensées de la haine et de l’exclusion, qui sont tous corollaires d’une poursuite sans trop d’accrocs de la reproduction d’un système d’exploitation.

La visibilité de la violence sexiste et genrée dans les dynamiques guerrières et coloniales témoigne de la complexité systémique du patriarcat.

Devant l’état actuel du monde, nous posons donc la nécessité d’une révolution qui affirme effectivement, stratégiquement, la question du renversement jusqu’à son abolition du cishétéropatriarcat comme système de reproduction sociale dans une économie de classes.

Cette exigence commence immédiatement, en favorisant le développement d’une culture confrontationnelle et lucide, fondée dans des principes féministes et antipatriarcaux et l’accroissement d’une conscience par la lutte, par la pratique quotidienne, par la transmission des réflexions et des expériences, par notre existence quotidienne et critique dans le monde, par un vivre-ensemble qui esquisse, même en d’infimes proportions, les possibilités de l’après-patriarcat, de l’après-misogynie  – et c’est en écrivant ces mots que l’on aperçoit l’amplitude de l’abîme théoricostratégique quant aux qualités d’une révolution féministe antipatriarcale.

Travaillées par ces problématiques, nous avons formé un cercle de lecture et d’écriture sur le genre, la reproduction sociale et le patriarcat, qui s’est tenu entre octobre 2023 et février 2024. Les textes qui composent le présent numéro sont tous issus de ce processus. Une quinzaine de participant·e·s a fréquenté, en tout ou en partie, les séances de ce cercle, amenant avec elles, leurs situations, leurs bagages, leurs problèmes, leurs perspectives et leurs motivations.

Plusieurs de ces textes empruntent, en tout ou en partie, consciemment ou non, aux approches de libération de la parole qui font partie des dynamiques de fonds des mouvances féministes et de libération de l’oppression de genre depuis les années 1970 et qui ont été renouvelées dans la dernière décennie. On soulignera à l’avance que plusieurs critiques ont circonscrit les limites de ces dispositifs de politisation – critiques parfois émises par des féministes conséquentes qui ne voulaient pas voir les mouvements se cantonner à des dynamiques individuelles de croissance personnelle, mais également portées par des militants s’accrochant à leur conception misogyne du monde et à la naturalisation de leur position politique. Néanmoins, il faut affirmer que la reconnaissance des limites d’une méthode n’appelle pas à son dépassement simple, à sa bancale mise à l’écart, à sa ridiculisation. C’est sa subsomption, c’est-à-dire son inclusion, son absorption, dans des processus plus larges, plus complexes, de saisie et d’intervention politique révolutionnaire, qui permet plutôt de tirer toute la force de la parole individuelle comme engrenage de politisation.

Le binôme « prise de parole féminine » (c’est-à-dire ce qui est rejeté de la catégorie sociale dominante « homme ») et « constitution du Sujet politique » est déjà voué à l’échec dans l’ordre cishétéropatriarcal et sa pensée. En effet, le Sujet est toujours-déjà « masculin ». Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas lui substituer a posteriori par un sujet féminin – « Ah, c’est une femme qui parlait! », figure soumise au primat de « la Femme », cishétérosexuelle et blanche, qui pourra à son tour, dans un deuxième, un troisième, un quatrième après-coup, être revêtue des caractéristiques sociales (racialisation, capacitisme, identité de genre, etc.) qui lui sont propres, s’éloignant davantage à chaque fois du Sujet premier. La nature mobile de l’inclusion (ou de l’exclusion) d’un sujet « Femme » mène historiquement à questionner le caractère irrésolu de son appartenance : ou bien « la Femme » sera l’autre de l’Homme, c’est-à-dire du Sujet, et se fonde dans des dynamiques non-seulement d’altérité, mais aussi de binarité et d’opposition, elles-mêmes organisées dans la hiérarchie et la subordination, soit elle n’est qu’un homme qui n’en a pas le nom, ce qui efface la matérialité d’un monde nourrit par les classes sociales de sexe et de reproduction. Ainsi, la prise de parole des femmes correspond à la prise de parole d’un sujet politique qui n’en est pas un, philosophiquement et politiquement parlant. Dans le monde qui est le nôtre, la prise de parole des femmes est profondément viciée; de là, elle n’a à peine à glisser pour être vicieuse.

De cette pratique en apparence simple, de la prise de parole individuelle, parfois plus théorique et abstraite, mais parfois aussi sensible, au plus près de l’expérience humaine genrée, se dégage une problématique importante : « la question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’être humain prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps » (K. Marx, IIe thèse sur Feuerbach).

Il s’agit de savoir si la pensée dispose du moyen de connaître, si elle est ou non capable de témoigner de, d’être en prise sur la réalité. Dans la pratique des prises de parole en ce qu’elles sont des témoignages de nos pensées et qui constituent aujourd’hui cette revue, nous avançons dans la vérité de notre monde et de notre temps.

Aujourd’hui, nous parlons à toutes les féministes révolutionnaires.  Demain, venez nous parler – répondons-nous, questionnons-nous, critiquons-nous, entraidons-nous. Nous continuerons à nous organiser; tout est devant nous.

Ensemble, nous verrons jusqu’où nous pourrons dire, et surtout, jusqu’où nous pourrons faire.