Esquisse d’une analyse féministe marxiste contemporaine
Svetlana
Cet article naît d’une exaspération à l’égard des théories féministes individualistes qui inondent depuis un certain temps le discours gauchiste large. Ces discours, qui s’instancient dans des ouvrages grand-public « pop-féministes », pointent du doigt une oppression basée sur le genre, mais ne semblent jamais relever la nature matérielle du problème. Selon ces théories, la structure cis-hétéro-patriarcale contemporaine serait fondée dans les relents discursifs d’une idéologie traditionnelle genrée, pouvant éventuellement être « déconstruite » grâce au Progrès™ et à l’aide de l’apparition d’une éthique Féministe™ libérale qui se fera hégémonique. Bien que des textes de la sorte mettent en lumière des points critiques de l’oppression genrée, ils favorisent un discours de plus en plus relatif au développement personnel plutôt qu’une réflexion sur le cis-hétéro-patriarcat en tant que structure d’oppression dépendante des opérations générales du système de production capitaliste. Deux constats clefs se situent au centre de mon texte : i) un retour aux esquisses théoriques des féministes marxistes et matérialistes des années 1970 s’impose, et ii) malgré une avancée symbolique et formelle en matière de « droit » des femmes, une oppression réelle et matérielle persiste.
1) Genre, capitalisme et reproduction sociale
Traitons d’abord du premier constat : cette première partie explicitera les thèses des féministes matérialistes. Bien que les idéologies patriarcale et familialiste précèdent et dépasseront vraisemblablement le capitalisme, nous devons noter qu’elles constituent une de ses composantes clefs, sans quoi la force de travail ne pourrait être reproduite systématiquement, comme l’ont martelé les féministes marxistes des années 1970. Un des angles historiques d’analyse du système d’oppression genré est le complexe du système famille-ménage, qui, par son nom, implique un jeu dialectique : l’oppression cis-hétéro-patriarcale opère selon la conjonction d’un système idéologique familial et d’une structure sociale relative au ménage. Ce complexe idéologique et structurel lié au domicile et à la famille détermine les conditions sociales et matérielles des sujets genrés subissant le capitalisme. Approfondissons.
Le premier terme du complexe famille-ménage provient du champ idéologique : les adelphes ayant lu Althusser[1] reconnaîtront l’Idéologie comme une machine interpellante, qui transforme les individus en sujets (« sujets de (…) », assujettis à l’Idéologie elle-même). Dans le cas de l’idéologie familiale, les sujets féminins sont ceux « ayant des enfants », et sont produits selon l’idée qu’ils ont un lien « naturel » à la domesticité. L’idéologie familiale a produit la définition du domicile entendu comme un lieu privé, hors de l’espace public, c’est-à-dire le lieu du travail et des appareils étatiques. L’idéologie familiale se matérialise en fondant le second terme dudit complexe, soit la structure sociale du ménage. La figure de référence de l’institution matérielle du ménage est constituée d’un noyau d’individus ayant des liens génétiques, les enfants dépendant du salaire des adultes-parents et du travail ménager entrepris plus souvent par la mère. Ce travail, décrit comme une main d’œuvre à coefficient intensif (labour-intensive), est non-contractuel : il n’y a pas de cloche sonnant la fin de la journée de travail, ni de compensation monétaire liée à des exigences claires de ce qui est attendu de la ménagère. Dans l’institution matérielle du ménage, les sujets féminins exercent un travail non-reconnu, comme les matérialistes des années 1970 l’ont affirmé. Bref, c’est ce complexe qui opère l’oppression genrée relative à la période d’analyse de ces marxistes[2]. Nous pouvons recouper ce complexe en trois grandes problématiques:
i) La division sexuée du travail
La division sexuée du travail s’est fixée en concordance avec les structures de production capitalistes. Auparavant, le féodalisme n’exigeait pas un rythme de travail industriel et précis : comme le remarque Davis dans Women, Race, Class, les sujets féminins travaillaient dans, sur, et autour de leur maison, et ce travail était rythmé selon la cadence du sujet féminin exerçant la tâche en concordance avec les besoins de leur famille et de leur communauté. Loin d’être perçues comme conformes au stéréotype de la « femme au foyer », ces femmes fournissent un travail essentiel à la survie de leur famille et de leur communauté. L’arrivée des structures de production capitalistes change la régulation du rythme de travail : la force de travail des travailleur.euses est achetée par un patron et régulée selon les besoins de la production et du marché. Cela pose un problème pour les parents-travaill.eur.euse.s qui doivent composer avec les besoins familiaux dans ce nouveau rythme de travail. Qui s’occupera des enfants pendant que l’autre travaillera? En vertu de l’idéologie familiale, les sujets féminins ont été relégués à la sphère du domicile pendant que les sujets masculins travaillaient. Historiquement, les tâches de production ont donc été attribuées aux « hommes », et les tâches de reproduction[3] aux « femmes ».
ii) La production de sujets genrés
Il n’est pas nécessaire d’être une partisane de la théorie psychanalytique pour affirmer que l’idéologie familiale établie, renouvelle et détermine les conditions de possibilité de l’identité genrée. Le système famille-ménage et la division sexuée du travail qui en découle fondent les thèmes qui façonnent l’identité genrée des sujets : les sujets genrés sont le reflet des sphères qu’ils occupent. Selon les féministes matérialistes et marxistes des années 1970, les sujets masculins qui sont compris dans la sphère publique sont des sujets actifs : ce sont les producteurs, ceux qui, de facto, ont accès au travail, mais ce sont aussi ceux qui participent nécessairement aux appareils étatiques (et cela transparaît historiquement : droit de vote, droit de scolarisation, droit de propriété, etc… auxquels les sujets féminins se sont faits refuser l’accès en premier lieu). Ainsi, les sujets masculins sont produits comme ayant le droit d’agir et d’évoluer dans la sphère publique. Habitués à prendre la place qui de facto leur est attribuée, ils le font volontiers. Les sujets féminins quant à eux font partie de la sphère privée, qui selon les féministes matérialistes et marxistes des années 1970, est définie par le domicile. De ce fait, la maternité, le soin et la dépendance au mari-père comme thèmes typiquement « féminins ». Ainsi, on remarque que les sujets féminins sont généralement ceux qui occupent des rôles relatifs au soin : proches-aidantes, éducatrices, ou infirmières.
iii) La nécessité du cis-hétéro-patriarcat.
Ces deux derniers constats nous amènent au constat final : le capitalisme porte en lui le cis-hétéro-patriarcat comme la nuée porte l’orage. Les opérations générales de production capitaliste nécessitent un modèle familial cis-hétéro-patriarcal afin de fonctionner: sans binarité, sans sujets genrés assumant les tâches de reproduction, sans relations typiquement hétérosexuelles cisgenres, la prise en charge des tâches reproductives serait fragilisée, ce qui nuirait au capitalisme en tant que système ayant besoin de force de travail renouvelée de façon constante. En effet, les opérations générales de production doivent se doter de structures cis-hétéro-patriarcales afin d’opérer la division sexuée du travail. C’est de ce constat que provient ma réflexion initiale : « réinventer l’amour », tenter de reformer la cis-hétérosexualité ou bien « déconstruire » le boys club sont des propositions risibles qui démontrent une analyse fautive du système d’oppression nécessaire et moteur du capitalisme. Ainsi, cessons d’être surpris.es quant à la méfiance de l’État à l’égard de tout ce qui se situe en dehors du cis-hétéro-patriarcat : l’existence des adelphes trans ou non binaires entre en contradiction avec un système qui prescrit une binarité nécessaire à son fonctionnement; bien que la démocratie libérale se démontre plutôt élastique par rapport à l’existence des relations queers, leur existence entre en conflit continuellement avec l’idéologie familiale bourgeoise qui est au fondement du système famille-ménage; et finalement, le complexe famille ménage maintient les sujets genrés dans une structure qui rend impossible l’égalité rélle. Constat final : envisager une sortie du cis-hétéro-patriarcat sous le capitalisme entre en tension avec la nature même de ses structures de production.
Or, certaines choses restent à clarifier, car les situations propres aux sujets genrés ont évolué depuis la publication des thèses des féministes matérialistes explicitées ci-dessus. Les sujets féminins, bourgeois et prolétaires, accèdent en large partie à la sphère publique : les femmes travaillent dans et participent à l’État, et pourtant, les inégalités demeurent. La différenciation genrée opérée par la démarcation entre la sphère publique et la sphère privée ne semble plus être une bonne figure d’analyse pour comprendre l’oppression genrée d’aujourd’hui.
2) Endnotes et la critique d’une théorie trop peu actuelle
La deuxième partie de cet article présentera une thèse critique des féministes marxistes des années 1970 retrouvée dans la troisième édition de la revue Endnotes. Non seulement inactuelle, la grille d’analyse des féministes marxistes des années 1970 est inadéquate pour réfléchir à la marchandisation de tâches reproductives, comme les employées se substituant aux rôles féminins ménagers dans la haute bourgeoisie. Comment articuler une analyse qui prend en compte l’actuel et la marchandisation du travail reproductif?
i) Critique de la dichotomie publique-privée
Comme mentionné dans la première partie, les féministes matérialistes des années 1970 affirment que ce qui participe à la production de sujets genrés serait l’attribution de la sphère publique aux sujets masculins et l’attribution de la sphère privée aux sujets féminins. Or, des marxistes contemporaines liées au mouvement théorique de la communisation leur reprochent une analyse inadéquate, incapable de s’appliquer à la situation actuelle des sujets féminins.
L’erreur principale des féministes matérialistes serait donc i) d’analyser la sphère publique comme relevant de tout ce qui a trait au travail et à l’état et de la production, et ii) d’analyser la sphère privée comme englobant tout ce qui est relatif au domicile. Comme Marx l’a mentionné dans la Critique de l’économie politique de 1859, et comme le rappelle les autrices de Endnotes, la dichotomie privé/public s’articule autour de la dichotomie économique/politique : ainsi, le privé est une totalité diffuse de l’économique, englobant des « moments » tels que le domicile et le travail. De ce fait, la sphère privée comprend à la fois les tâches relatives à la reproduction, comme ont affirmé les féministes matérialistes, mais aussi des tâches relatives à la production. La sphère publique, quant à elle, est définie par le politique et l’État, constitue l’entité garante de droits formels, et forme une « communauté » abstraite de « citoyen.ne.s éga.ux.les ». Ici se pose la problématique traitée de manière inadéquate par les féministes matérialistes: depuis environ un demi-siècle, les sujets féminins sont considérés comme « citoyens » – égaux formellement aux sujets masculins – et participent à la sphère publique. Ainsi, on comprend que l’égalité formelle publique ne garantit pas l’égalité réelle privée. Juridiquement (et donc sur papier), les citoyennes sont formellement égales aux citoyens, mais l’égalité réelle au sein même de la société civile est loin d’être constatée. L’inégalité entre les sujets masculins et féminins se situerait donc au sein de la sphère privée, c’est-à-dire de l’économique, et non d’un accès différentiel au public et au privé selon le genre.
Ce qui produit l’inégalité et la différence genré se situe donc au sein de l’économique : plus précisément, c’est la démarcation entre la sphère du travail directement médié par le marché (DMM) et la sphère du travail indirectement médié par le marché (IMM). La sphère DMM se caractérise par un travail produisant de la valeur, et exercé selon les règles de productivité, d’efficacité et d’uniformité de la commodité qu’impose le marché. La sphère IMM quant à elle est constituée d’un travail considéré comme produisant de la non-valeur (passer le balai, par exemple). Aucun mécanisme ne compare ni ne régule le travail fait dans cette sphère : indépendante du marché, le travail y étant exercé n’est pas quantifiable. Les tâches reproductives peuvent être attribuées à la sphère IMM, mais aussi à la sphère DMM : on remarque, depuis un demi-siècle, la marchandisation du travail reproductif – l’achat de repas pré-faits et congelés ou bien l’achat de services de ménage sont des pratiques de plus en plus courantes.
Or, nous remarquons que les sujets féminins sont enracinés dans la sphère du travail IMM, et ce constat fonde l’écart d’égalité réelle entre les sujets masculins et les sujets féminins. Alors pourquoi les sujets féminins sont-ils ancrés dans un travail indirectement médié et distinct du marché?
ii) Le marché aveugle au genre
D’après Endnotes, une partie de la réponse à la question précédente repose dans le fait que le marché capitaliste se dit « aveugle au genre », c’est-à-dire qu’il crée une démarcation et produit une différenciation initiale non entre les genres, mais plutôt entre la valeur d’échange de la force de travail. Ainsi, une force de travail perçue comme étant un meilleur investissement sera différenciée de celle perçue comme étant un moins bon investissement. Or, c’est précisément cette démarcation qui opère la différenciation et qui rejette les sujets féminins à la sphère de l’IMM. Comme énoncé plus haut, étant donné que les sujets féminins sont produits selon l’idée qu’ils sont ceux « ayant les enfants », et que s’occuper d’élever des enfants est perçu comme un non-travail qui entre en conflit avec la possibilité de travailler, alors les sujets féminins sont perçus comme étant une force de travail potentiellement désavantagée. Par ailleurs, Brenner et Ramas, postérieures de quelques années aux féministes marxistes des années 1970, nous rappellent que la spécialisation (et donc la salarisation plus élevée) des métiers typiquement masculins n’est pas causée par l’application d’une idéologie patriarcale au marché, mais plutôt par un marché qui exige une force de travail fiable et disponible, contrairement à la force de travail féminine perçue comme étant instable et désavantagée. Il y a donc une contradiction sur laquelle Endnotes tient à insister: i) les sujets féminins sont avant tout mères, et doivent reproduire et entretenir la force de travail future, et ii) on exige des sujets féminins d’être des sujets qui travaillent. Le marché, qui est soi-disant « aveugle au genre », désavantage les sujets féminins à cause de leur identité genrée – identité genrée qui pourtant leur est attribuée en concordance avec les structures de production. Ainsi, la logique du marché capitaliste est aveugle au fait qu’elle applique une logique patriarcale à ses structures de production, et reproduit continuellement une démarcation genrée en associant la sphère des activités relatives à la production de non-valeur aux sujets féminins. De retour à la case 0.
L’analyse des structures d’oppression genrée doit parfois sortir de son cadre productiviste: nous ne pouvons pas réduire la cause de l’idéologie patriarcale simplement aux structures de production capitalistes, en faisant fi des préjugés historiques sexistes qui pèsent en continuité sur les sujets genrés. Ceci étant dit, la lutte actuelle se doit d’exiger un dépassement du capitalisme, qui, n’étant pas nécessairement la cause directe de l’oppression genrée, perpétue tout de même structurellement une oppression matérielle et réelle. Bien qu’au soi-disant Québec des services s’accaparant une partie des tâches reproductives existent, l’accès à ces services reste limité, et les crises internes du capitalisme et l’austérité mettront toujours en danger l’existence de telles institutions. Lorsque l’État ne pourra plus s’assurer des tâches indirectement médiées par le marché et qu’elles devront être organisées individuellement, elles finiront toujours par retomber sur les épaules des sujets féminins. Pour en finir avec l’inégalité genrée, il faudra aussi en finir avec le capitalisme : « les sujets marchent tout seuls »[4] , « avec au bout, un jour ou l’autre, après une longue marche, la Révolution » [5].
[1] Nous reconnaissons que Althusser ait tué sa femme. Comme l’affirme F. Dupuis-Déri, porte-parole du pro-Féminisme™, un bon texte féministe mentionnant Althusser se doit de se confondre en excuse de l’avoir mentionné, sans quoi – que vous soyez Judith Butler ou une simple autrice anonyme – F. Dupuis-Déri saura vous remettre à votre place.
[2] À ce premier état, nous apporterons des nuances dans la deuxième section afin de comprendre comment les mutations depuis les années 1970 ont simultanément déplacé et renforcé les différents axes.
[3] Ce que j’entends par reproduction ici s’agirait de tâches relatives au renouvellement et du maintien de la force de travail.
[4] ALTHUSSER, L. Sur la reproduction, « chap. XII :Idéologie et appareils idéologique d’état», Paris, PUF, 1995, op. cit. p.311.
[5] Ibid, op. cit. p. 242.