Notre anarchisme
Ana
État des choses
Étymologiquement, l’anarchie signifie l’état d’un milieu social sans gouvernement. Bon nombre de politiciens, de bourgeois et de philosophes lui ont collé au fil des époques le synonyme de désordre, au point où des anarchistes ont même soutenu la pertinence politique d’abandonner l’étiquette d’anarchistes pour se nommer libertaires. Or, si l’ordre que ces politiciens, ces bourgeois et ces philosophes entendent opposer au désordre anarchique est la famine, l’exploitation, la domination, la guerre, le colonialisme, le massacre de l’environnement, les peines à perpétuité, la dépression, le suicide, la suprématie blanche, la bureaucratie, les pots-de-vin ou toute autre bassesse dégueulasse légalisée par l’État, mettre un peu de désordre là-dedans ne nous effraie aucunement. En fait, défaire l’ordre actuel des choses est la tâche à laquelle s’accrochent l’ensemble des anarchistes conséquent·e·s. Peu importe comment nous décidons de nous nommer, ce qui fait trembler les exploiteurs, ce n’est pas notre nom, mais nos actes et nos idées.
S’attaquer à l’ordre existant ne veut cependant pas dire qu’on puisse faire tout ce qu’on veut n’importe comment. Si on ne veut plus d’État pour ramasser nos poubelles ou surveiller nos quartiers, c’est que nous jugeons que nous sommes capables nous-mêmes de nous ramasser ou de régler les conflits dans lesquels nous sommes impliqué·e·s. Cela relève d’une grande responsabilité. Mais au delà des réflexions sur la distribution des tâches dans un monde sans État, nous croyons que mettre à bas l’État et le capitalisme nécessite une grande discipline et une coordination réfléchie. L’État est un appareil politique extrêmement bien organisé qui est doté de ressources quasiment infinies ; penser qu’on peut le renverser à coup de chansons punk ou de graff’ révèle de la folie—bien que cela ne nuise certainement pas.
L’anarchie se définit par l’absence de gouvernement, mais les anarchistes, qui luttent pour cet état social, ne s’y limitent pas : les anarchistes sont aussi antiautoritaires. Les anarchistes ont horreur de l’autorité lorsqu’elle s’impose sur les masses et les individus. Cependant il ne s’agit nullement de s’opposer à toute forme d’autorité. Par exemple, moi qui ne suis pas cordonnier m’en remet volontiers à l’autorité de cette dernière en la matière lorsque vient le temps de réparer ma semelle ou trouver de nouveaux moyens pour solidifier les coutures de mes chaussures. Moi qui ne suis pas ingénieur m’en remet volontiers à l’autorité de l’ingénieure lorsque vient le temps de construire un pont. Par contre, si l’on m’impose une quelconque autorité, si l’on me prive de mon autonomie au nom d’une loi, d’un quelconque principe divin ou d’une moralité, alors je la repousse farouchement.
Ce rejet de l’autorité formelle caractérise l’anarchisme, c’est-à-dire le mouvement des anarchistes pour arriver à l’anarchie. En effet, si les communistes luttent aussi pour un monde sans État—le communisme—, les anarchistes soutiennent que l’autorité (entendue dans sa définition négative) ne pourra jamais déboucher sur la liberté. Contrairement à la majorité des communistes, les anarchistes s’opposent ainsi à l’idée d’instaurer un État transitoire, chargé d’organiser la gestion de la société à la place de la population en vue d’arriver au communisme ou à l’anarchie. L’idée d’une dictature du prolétariat par des voies étatiques répugne les anarchistes. Pour les anarchistes, il s’agirait plutôt d’une dictature de certains prolétaires sur l’ensemble des masses travailleuses, qui cesseraient alors d’être des prolétaires et en viendraient très tôt à développer des intérêts qui leur sont propres et qui, nécessairement, vont à l’encontre des gouverné·es. Même lorsque gouvernés par des ex-ouvriers socialistes, les États ne sont capables que de tuer la flamme révolutionnaire du peuple et s’éterniser jusqu’à pourrir et reproduire les mêmes dynamiques que celles des États bourgeois. En ce sens, les anarchistes défendent donc l’abolition de l’État comme méthode indispensable pour se débarrasser du capitalisme, du patriarcat et de la suprématie blanche.
Il ne s’agit pas d’occulter les autres rapports de domination, mais de souligner que sans la fin de l’État, une question politique fondamentale, nous ne pourrons résoudre ces rapports de manière crédible et souhaitable.
Fins, moyens et préfiguration
La particularité des anarchistes au sein des forces révolutionnaires est donc la réflexion qu’iels ont sur les moyens révolutionnaires. En d’autres mots, iels s’opposent fermement au dicton voulant que la fin justifie les moyens ou, plus concrètement, que le communisme justifie l’État pour s’y rendre. Comment se manifeste l’anarchisme, comment espère-t-on atteindre l’anarchie, si ce n’est par des voies étatiques ? Pour y répondre, les anarchistes défendent notamment la pertinence de la préfiguration ou, en d’autres mots, de méthodes d’organisation qui tentent dans la mesure du possible de refléter les manières de faire que nous jugeons souhaitables dans un monde post-capitaliste et post-étatique. Une préfiguration parfaite est évidemment impossible, puisque nous ne disposons que de moyens limités dans le système actuel, mais nous jugeons que cela n’est pas suffisant pour légitimer des pratiques indésirables et autoritaires.
En ce sens, nous défendons ici et maintenant un anarchisme-communiste, c’est-à-dire un anarchisme qui défend une révolution par et pour les travailleuses et travailleurs elleux-mêmes, sur des bases antiautoritaires. Nous affirmons que toute la valeur et la production viennent du travail, qu’il soit salarié ou non, et donc que son appropriation par les masses est indispensable pour mettre en place un système économique qui n’est pas basé sur l’exploitation. Nous croyons en la révolte spontanée des masses, bien qu’elle soit en soi insuffisante. Nous défendons la nécessité de l’organisation révolutionnaire sur nos lieux de travail. Nous soutenons toutes les initiatives de grève et les actes de sabotage. Nous désirons investir les stratégies de combat de rue, d’aide populaire dans nos quartiers, de pratiques syndicales illégales, d’auto-défense et d’éducation populaire.
En d’autres mots, nous défendons l’action directe, soit l’action qui refuse toute médiation. L’action des exploité·e·s qui n’attendent pas d’être pris·e·s en charge par quelconque représentant, mais qui luttent, qui agissent, qui renversent, qui dérangent, qui s’organisent, qui aiment, qui détestent et qui jouissent sans attendre ni ordre ni consigne. L’action directe n’a pas de forme précise, elle se manifeste plutôt chaque jour, dans chacune de nos initiatives révolutionnaires n’étant pas le fruit des souhaits de dirigeants, bourgeois ou ouvriers. Comme la propagande par le fait, l’action directe témoigne d’une profonde opposition avec l’état actuel des choses, d’une soif d’agir qui ne peut attendre un « grand soir » pour se manifester, d’une rage au ventre qui se nourrit de théorie tout en étant incapable de s’y limiter. Opposons-nous à la croyance découlant de l’État selon laquelle les initiatives individuelles et collectives devraient être balisées, régulées, approuvées, légiférées, ordonnées. Nous savons ce qui est le mieux pour nous. Nous connaissons nos milieux de vie, nos ruelles, nos lieux de travail, nos rivières et nos montagnes bien mieux que la bureaucratie étatique ne parlant que le langage de la production.
S’attaquer à l’État, c’est un travail de solidarité
Le travail des anarchistes, c’est aussi un travail de solidarité. Tout ne se limite pas à la lutte contre l’exploitation capitaliste. Bon nombre de communautés ne sont pas exploitées directement par les capitalistes—nous pouvons penser ici notamment à certaines communautés autochtones plus éloignées des centres urbains ou certaines communautés autogérées situées aux quatre coins de la planète. Dans ces contextes, l’État apparaît souvent comme la principale menace, même lorsqu’il est envoyé par les bourgeois. Ainsi, nous soutenons toute résistance à des attaques de la part de l’État, même si elles ne sont pas sur des bases liées au travail et à l’appropriation des moyens de production.
Pour bâtir un mouvement de solidarité fort et qui gagne, nous croyons qu’il est indispensable de le bâtir sur des bases d’organisations à organisations. Plusieurs campagnes de solidarité récentes reposaient sur les épaules de réseaux ou la bonne volonté d’individus. Si cette technique peut fonctionner pendant un certain temps, elle est beaucoup plus à risque de s’essouffler à terme, lorsque certain·e·s subissent de la répression policière ou sont épuisé·e·s. En se dotant d’organisations révolutionnaires, nous pouvons mettre en place des structures qui nous permettent d’obtenir beaucoup plus de ressources, de faire des roulements en terme d’implication pour éviter la fatigue et de s’unir avec d’autres groupes sur des bases politiques plutôt qu’affinitaires. Cela nous permet d’instaurer des liens avec différentes communautés sur le long terme, de bâtir des relations de confiance et d’être beaucoup plus efficaces dans nos luttes.
Anarchisme et organisation : à nous d’agir !
Enfin, nous défendons la nécessité pour les anarchistes de s’organiser et de structurer leur mouvement à travers des groupes publics, capables d’intervenir dans les luttes du prolétariat dans toutes leurs dimensions—notamment face aux dynamiques patriarcales et coloniales—, d’accueillir de nouvelles personnes et de mener des attaques contre nos ennemis. Nous ne renvoyons pas la question révolutionnaire à une date ultérieure ou à un autre lieu, nous luttons de toute nos forces sur nos lieux de vie et de travail pour hâter la chute du capitalisme et de l’État.