Notre communisme
C.A.J.
Peu de mots sont plus politiques que « communisme ». La peur — ce spectre qui hantait l’Europe dans le Manifeste de K. Marx et F. Engels (1848) — a certainement changé depuis ce temps, mais elle reste associée à la difficulté du concept. Depuis bientôt deux cents ans, le communisme est le nom qu’a pris, pour des millions de personnes partout sur la planète, l’espoir de pouvoir transformer le monde, en abolissant les classes sociales, les discriminations et les privilèges, en se débarrassant de la propriété privée, des tyrans qui en profitent et des infâmes individus qui appliquent leurs lois. Mais c’est aussi le nom de processus historiques échoués, marqués par l’autoritarisme, la dépolitisation et la répression.
Alors que l’idée communiste a servi de fer de lance des mouvements révolutionnaires — des insurrections à l’opposition aux guerres impérialistes, des mouvements de décolonisation aux luttes sociales — la bourgeoisie démocratique libérale a su profiter, dans les dernières décennies, de ces incontestables échecs pour freiner idéologiquement toute tentative d’émancipation politique radicale réelle. Un mouvement idéologique de dépolitisation qu’elle a tout de même pris soin de coupler au développement d’outils de répression et de surveillance, de stratégies judiciaires et de contrôle social.
Incapables de tenir le communisme comme un « mouvement réel de l’abolition de l’état actuel des choses » (K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande), des partis soi-disant communistes ont opté pour la collaboration de classes et le pouvoir répressif et idéologique d’État, comme ce fut le cas du Parti communiste français et du Parti communiste italien. Ailleurs en Occident, on s’est dépourvu soi-même de toute prétention révolutionnaire réelle en se dépolitisant jusqu’au ridicule en constituant des pseudo-tendances de gauche au sein des grands partis bourgeois qui n’ont de « démocrate » ou de « travailliste » que le nom. On s’est autrement campé dans des groupuscules déconnectés dont le radicalisme de façade n’a d’équivalent que la rigidité d’une pensée sectaire et fondamentalement impuissante. Enfin, l’abandon de toute réflexion communiste par les tendances altermondialistes anarchisantes a mené à la consolidation d’un militantisme peu politisé et souvent incohérent, qui subordonne à la nécessité révolutionnaire les avantages d’un mode de vie alternatif au cœur des grands centres coloniaux.
Dans cette tension, il faut aujourd’hui avoir la lucidité nécessaire à se ressaisir de ce concept incontournable dans la pensée de l’émancipation et de la liberté.
Alors, pourquoi être communistes aujourd’hui ?
Un mot d’ordre pour de nouvelles sociétés
Le communisme, c’est d’abord simplement un mode d’organisation sociale où la production (c’est-à-dire la manière dont on produit les objets, les biens et les services) est gérée de manière collective, commune, sans que les moyens de production ne servent au profit d’un groupe ou d’une classe sociale en particulier. Les anarchistes et les communistes de Première Ligne s’entendent sur la nécessité de cette perspective.
Le communisme est donc un système économique, fondamentalement opposé au capitalisme que nous vivons aujourd’hui. Et parce qu’il s’agit d’un système économique et social complexe, il ne peut advenir ni spontanément ni rapidement. Pour toute marxiste sérieuse, il est clair que le monde n’a pas connu d’expérience communiste réelle. Non pas au sens où certains mouvements révolutionnaires n’étaient pas sincèrement dédiés à l’idée communiste, mais plutôt parce que la transition entre capitalisme et communisme est un processus politique et social sérieux qui a des nécessités et des implications qui demandent temps, démocratie et engagements. Il y a donc une distinction entre le projet d’une société communiste et les mouvements communistes tels qu’ils ont existé.
La neutralisation du pouvoir réactionnaire capitaliste est donc une phase nécessaire vers cet objectif, mais elle ne correspond pas, seule, à l’arrivée du communisme. Une des difficultés historiques des mouvements communistes a été la négociation de ce passage. D’une part, elle implique des questions difficiles, comme celle de l’État, de la gestion des forces réactionnaires et de la capacité à répondre aux besoins sociaux. D’autre part, la tension s’est traduite historiquement soit par une impatience à faire advenir les choses trop vites, une forme d’accélérationnisme qui a tendu à favoriser la dépolitisation, l’autoritarisme et la répression, et conséquemment le retour au capitalisme, soit par une forme d’abdication dans un temps trop long, où l’on justifie tout et n’importe quoi sous divers prétextes, qui a tendu à favoriser la dépolitisation, et conséquemment le retour au capitalisme. Somme toute, notre conception reste proche de celle formulée par Marx.
Cette précision est nécessaire puisqu’elle permet de comprendre comment la fidélité à l’idée du communisme implique la mise en place de stratégies effectives de transformation du monde. Concrètement, cela veut dire comprendre le monde qui nous entoure, les mécanismes de l’économie et de son pouvoir, les forces et les faiblesses des dynamiques sociales, et chercher à intervenir de manière ouvertement révolutionnaire, à chaque fois qu’il est possible de le faire.
Être communiste aujourd’hui, ce n’est conséquemment pas une question de débat historiographique. Ce n’est pas non plus entretenir l’idée complètement absurde que des personnes vivant aujourd’hui au soi-disant Canada vont soudainement s’intéresser à des querelles et à des tendances historiques et à leurs iconographies pour le moins situées. Il faut savoir penser le communisme dans les conditions qui sont les nôtres, et le penser sans illusion ni compromis.
Un communisme révolutionnaire, donc.
Le regain de popularité des idées marxistes et communistes chez la jeune génération concorde justement avec cette nécessité stratégique de changer l’entièreté du système socioéconomique et politique et de collectiviser les décisions. Devant la montée des lois transphobes, qui ont des effets répressifs au niveau judiciaire comme au niveau idéologique, on en vient à voir que le réformisme libéral des dernières décennies ne suffit pas à protéger les droits fondamentaux et que la perspective anticapitaliste permet non seulement de s’attaquer au problème de manière radicale, à la source, mais aussi d’avoir des impacts sur tous les aspects de l’existence, en réfléchissant au monde dans lequel on voudrait vivre. Devant la catastrophe écologique, il est désormais évident que les solutions offertes par les capitalistes dans le maintien du régime de propriété privée n’arrivent pas à appliquer les mesures recommandées par les scientifiques et n’ont que faire de la vie de millions d’êtres humains dans les pays dominés par l’impérialisme qui sont présentement les plus affectés par les changements climatiques. Radicalement opposée au monde actuel, la perspective communiste ouvre tout un espace de réflexion sur la production, la vie collective et la saine gestion des environnements. La tâche qui s’impose à nous, communistes, aujourd’hui, est de construire un mouvement révolutionnaire conséquent, capable de faire de cette nécessité une réalité.
Enfin, notre communisme est à entendre, au sens général, comme un principe d’organisation collective, une façon d’être et d’agir avec nos camarades, avec nous-mêmes et avec les personnes qui nous entourent, une façon de concevoir la vie où la subjectivité individuelle n’a de sens qu’au contact de la dimension supérieure de la communauté. Pour les communistes, le libre développement de chacune est la condition du libre développement de toutes.
Des luttes autonomes et conséquentes
Penser le communisme, c’est conséquemment refuser les solutions individuelles ou partielles : le retranchement dans des modes de vie alternatifs et autres projets autogestionnaires qui, étant mollement à gauche, restent compatibles avec le maintien du capitalisme et du colonialisme, ou encore une amélioration individuelle qui rompt avec les difficultés posées par la lutte, sont à l’opposé de notre conception politique.
Lutter pour le communisme, c’est chercher dès maintenant à faire advenir les fondements d’une autre société. Cela implique de réfléchir et de comprendre au mieux, y compris par la difficulté de l’étude théorique, les fonctionnements du système actuel, dans toutes ses dimensions.
Cela implique aussi de nombreuses considérations stratégiques. Notre communisme se fonde dans la reconnaissance de l’autonomie politique des masses dans le processus révolutionnaire, ce qui inclut le recours à toutes les formes historiques de lutte — de la propagande classique à la propagande par le fait, du sabotage à l’expropriation, de l’autoréduction à l’occupation, de l’action révolutionnaire parmi les masses à la lutte armée —, toutes les formes de délégitimation du capitalisme, de l’impérialisme et du colonialisme, de leur État et de leurs lois et toutes les nouvelles légitimités populaires et communes.
Néanmoins, ces stratégies insurrectionnelles trouvent leur sens non pas dans un puéril désir de contestation qui se satisferait en lui-même, mais bien dans la reconnaissance des intérêts du mouvement révolutionnaire dans sa totalité et grâce à une compréhension globale des exigences posées par l’idée communiste et l’internationalisme : des sociétés libres et collectives pour l’humanité entière.
Contre l’idée d’un seul plan prévisionnel ancré dans un fantasme préconçu de ce que devrait faire le prolétariat en attendant le grand soir, notre perspective antiautoritaire implique de reconnaitre les réalités politiques dans leurs formes d’existence actuelles — imparfaites, partielles, contradictoires — pour appuyer les contestations et les résistances. La reconnaissance de cette autonomie n’est pas un populisme aveugle ou un soutien inconditionnel et acritique, mais elle n’est surtout pas une déconnexion des réalités actuelles au nom d’un retranchement derrière une conception dogmatique de la révolution. La seule manière de vaincre, c’est encore d’oser lutter.
Conséquemment, nous appuyons tous les mouvements révolutionnaires contre l’ordre social et politique existant. Si nous nous disons anarchistes, ce n’est pas pour contourner bêtement les problèmes du communisme. C’est justement parce que la combinaison des politiques anarchistes et communistes correspond aux idées et aux pratiques porteuses des lignes de force les plus puissantes, les plus capables de réactualiser concrètement la possibilité de la révolution aujourd’hui. Si nous sommes communistes, c’est aussi parce nous reconnaissons qu’il s’agit de la perspective la plus radicalement opposée au système actuel, porteuse d’une force révolutionnaire stratégique et philosophique, pour arriver à mettre un terme définitif à toute exploitation.