Perspectives révolutionnaires pour le milieu étudiant
C.A.J.
Cet article assume, dès le départ, que dans les conditions écologiques et économiques actuelles, l’abolition du système capitaliste et la prise en charge complète des sociétés humaines par les communautés sont absolument nécessaires à notre époque. Et cette prémisse implique conséquemment que le mouvement étudiant a un rôle à y jouer. Mais celui-ci n’est ni simple ni évident. Comment alors y voir plus clair ?
Une histoire critique du mouvement étudiant québécois tel qu’il existe depuis les années 1960 est certainement intéressante à explorer, notamment d’un point de vue révolutionnaire, mais elle fournit en même temps une théorie insuffisante pour faire face aux enjeux actuels et pour permettre d’élaborer les pistes stratégiques nécessaires à notre temps. Il existe une tendance lourde du mouvement étudiant québécois à chercher les causes de ses faiblesses, autant actuelles qu’historiques, dans une microlecture de son histoire – « micro » voulant dire « petit », il s’agit ici d’une lecture presque jour pour jour, événement par événement, décision par décision – comme si l’ajournement de tel congrès, l’ordre dans lequel tel ou tel Cégep serait parti en grève ou la rue sur laquelle a tourné telle manifestation aurait pu à chaque fois changer l’histoire. Ces éléments ont certes leur valeur et il est important de considérer que le travail politique, l’application et l’engagement personnel et collectif doivent se faire à un haut niveau à tous les niveaux, y compris dans les tâches quotidiennes. Mais nous pensons que nous avons toutes à gagner à renverser cette tendance suiviste dans l’analyse du mouvement étudiant : tablons les objectifs politiques nécessaires, évaluons non seulement les capacités actuelles, mais aussi leur potentiel de développement et posons jour après jour les actions subséquentes.
Historiquement, partout sur la planète, les étudiant·e·s ont joué un rôle singulier ; issu·e·s des classes sociales privilégiées puis conscientisé·e·s aux enjeux sociaux de leur temps ou encore encouragé·e·s par les sacrifices de leur famille, ielles se trouvent la plupart du temps dans une posture qui les amène à questionner l’ordre existant des choses. Plusieurs des mouvements révolutionnaires les plus porteurs de notre temps, comme au Chiapas ou au Kurdistan, ont été impulsés par des militant·e·s étudiant·e·s ou issu·e·s de la jeunesse. Néanmoins, des exemples malheureux ont aussi montré que ces groupes sociaux peuvent s’avérer conservateurs et réactionnaires, comme l’exemple historique des Jeunes-Canada (1932-1938), un mouvement nationaliste qui milite activement contre l’immigration juive en provenance d’Allemagne nazie.
À Montréal aujourd’hui, l’essentiel de nos forces et de nos capacités d’action repose autour du milieu étudiant. Une de ses problématiques est son caractère multiclassiste, c’est-à-dire qu’on y retrouve non seulement des individus originaires de toutes les classes sociales, mais plus encore qu’on les y retrouve dans une proportion qui diffère complètement de la démographie générale, la bourgeoisie et les hautes couches de la petite bourgeoisie y étant surreprésentées. Par ailleurs, l’université sert fréquemment d’outil de promotion sociale en plus d’être associée à un certain prestige et une légitimité bourgeoise qui peuvent éventuellement détourner les jeunes révolutionnaires vers l’intégration dans le système capitaliste en tant qu’idéologues réformistes. La question de la lutte des classes et de la révolution ne devrait pas être subordonnée à la prétendue unité du mouvement.
Les mouvements révolutionnaires qui cherchent à ancrer leurs pratiques parmi les masses travailleuses, ouvrières, déclassées et exploitées ressentent fréquemment un certain malaise quant à l’importance que prend le milieu étudiant dans nos mouvements. Néanmoins, plutôt que de chercher à ignorer les capacités réelles de ce milieu en l’ignorant bêtement, il est possible d’assumer la situation, en ayant conscience de ses intérêts et de ses défauts. Comme le proposait le militant anticolonial Frantz Fanon, « chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir ». Ainsi, qu’en est-il aujourd’hui ?
Petites misères de l’idéologie spontanée du mouvement étudiant historique
1- Le nationalisme
Alors qu’elles semblaient s’effacer pendant plusieurs années, au début du 21e siècle, notamment en raison de la débandade du PQ et de l’abandon progressif, puis définitif, de son « préjugé favorable aux travailleurs », force est d’admettre que les tendances nationalistes au sein des mouvements de la jeunesse semblent reprendre de plus belle. La constitution de Québec solidaire comme parti électoral et la reconstitution de groupes comme « Oui Québec » ramènent le nationalisme québécois dans de nouvelles configurations de discours et d’imageries.
En apparence, les associations étudiantes semblent avoir pris certaines distances quant aux éléments et symboles les plus ouvertement nationalistes, du moins en ce qui concerne les plus combattives d’entre elles dans leurs instances officielles, notamment celles qui ont gravité autour de l’ASSÉ (Association pour une Solidarité Syndicale étudiante, 2001-2019), association dont les origines se situent dans les mouvements altermondialistes. Pourtant, ce n’est pas le cas du côté des Fédérations étudiantes (FECQ, FEUQ. FAÉCUM) qui ont historiquement constitué des clubs-écoles pour le Parti Québécois, avec des députés comme François Rebello et Léo Bureau-Blouin. L’ancien porte-parole de la CLASSE, Gabriel Nadeau-Dubois, érigé en véritable icône par les appareils médiatiques, et désormais leader de Québec solidaire, n’hésite pas à signer sur la plateforme du parti que « de tout temps, le peuple québécois a rêvé de liberté. Reprenons le flambeau de la vraie liberté, celle qui nous permet de faire des choix collectifs. La liberté de sortir du carré de sable bitumineux du Canada, la liberté de suivre le chemin que nous voulons bien suivre, la liberté de faire ce que nous voudrons bien faire de notre coin d’Amérique ! » reprenant les mêmes vieilles rengaines du destin singulier d’un soi-disant peuple choisi, sur fond d’effacement des violences coloniales sur les populations autochtones. Enfin, pas besoin de chercher bien loin non plus pour voir sur les photographies de la grève de 2012, une pluie de drapeaux fleurdelisés, comme symbole suprême de la lutte politique québécoise. Mais pourquoi le nationalisme occupe-t-il une place si importante ?
En fait, si le nationalisme refait surface, trouvant toujours de nouvelles façons de se maintenir, c’est parce qu’il entretient une proximité incontestable avec toute signification politique dans le monde qui est le nôtre, à savoir un monde où le modèle normatif de forme politique est l’État-nation en tant qu’outil de gestion et de médiation du capitalisme, du colonialisme et de l’impérialisme. Le nationalisme se construit à même le développement de la conscience politique d’un groupe, puisque celui-ci ne peut voir son expression que dans des marqueurs de situation qui sont toujours en même temps ceux de la nation : l’oppression linguistique, religieuse, ethnique, d’origine, de droits civiques, etc. E. Balibar propose que « dire que le nationalisme est, génériquement, organique de l’État-nation, ou mieux encore de l’époque de l’État-nation comme forme dominante, ce n’est pas dire que tous les nationalismes soient étatiques, pas plus que toutes les idéologies et tous les mouvements religieux ne l’étaient à une époque antérieure. Ce n’est pas non plus dire que l’État bourgeois fonctionne sur la seule base du nationalisme. Mais c’est dire que tous les nationalismes sont en rapport avec l’État-nation, c’est-à-dire le servent, le contestent ou le reproduisent » (La crainte des masses, p. 360). Et parce que le Québec ne correspond pas exactement à la forme de l’État-nation, bien qu’il en présente les caractéristiques fondamentales, particulièrement en tant qu’il y existe un appareil structurant l’exploitation capitaliste et coloniale, les désirs légitimes de liberté et de changement social se logent dans le fait que ce décalage pourrait permettre de les réaliser. Il est du devoir des révolutionnaires de souligner qu’aucune démonstration, ni théorique ni empirique, ne permet de considérer cette voie comme possible ; au contraire, elle ne sert qu’à entretenir des illusions, voire des moments de coopération avec d’autres forces nationalistes dont la force d’attraction est constamment dirigée vers des conceptions identitaires et d’exclusion.
Ajoutons que puisque les mobilisations sociales se font nécessairement dans un rapport conflictuel non seulement à l’« État » comme concept abstrait, mais bien à un État singulier, la forme apparente de la lutte est celle d’un conflit national, plus ou moins homogène selon les situations. C’est ce que voulait dire K. Marx et F. Engels dans le Manifeste du parti communiste en écrivant que « la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas au fond une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord, la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie ».
Au sein du mouvement étudiant, cette expression nationale de la lutte sociale a présenté différents visages. En s’intéressant particulièrement à la grève de 2012, plus près de nous, une formule pour décrire la situation serait de dire : le nationalisme n’y était pas mis de l’avant. Position de compromis, elle permet de comprendre sa présence, souvent diffuse, parfois confuse. On retrouve plusieurs grands thèmes du nationalisme québécois dans les discours des grévistes. C’est le cas de cet extrait de l’Ultimatum, qui reconduit très clairement l’idée de l’adéquation entre le « peuple » et la « nation » par le recours à la métonymie des « grands-parents » : « Et lorsque notre mobilisation devient suffisamment puissante, l’élite politique et économique n’a tout simplement pas le choix de nous écouter. C’est ainsi que s’est bâti le Québec. Souvenons-nous des grèves ouvrières de nos grands-parents. Souvenons-nous de la grande noirceur qui a été vaincue. Souvenons-nous des grèves étudiantes, du front commun de 1972 qui défiait les injonctions et des mobilisations populaires, comme celle contre la guerre en Afghanistan. Aujourd’hui, nous savons que les droits que nous avons acquis sont le résultat de nos luttes » (Ultimatum, août 2012, cité par C. Robert dans « Le mouvement étudiant et son rapport à l’histoire »). D’autres éléments idéologiques fondamentaux comme le combat pour l’héritage de la « Révolution tranquille », le retour à la « grande noirceur » et le destin soi-disant singulier d’un peuple unique — comme si cette formule ne s’appliquait pas à toutes les communautés humaines — ont occupé une place significative.
Toute l’histoire du Québec moderne depuis ce qu’on a appelé la « Révolution tranquille », dans les années 1960, implique de nouvelles configurations de la nation et de l’histoire nationale. Cet État québécois capitaliste s’établit et intervient dans l’économie notamment par la prolifération de projets de développement industriel, énergétique et extractiviste, particulièrement au nord, sur des territoires habités traditionnellement par les communautés innues, inuites, naskapies et cries. Cette accumulation rapide de ressources, transformées en marchandise et capitalisables, donne son véritable essor au développement du modèle appelé « État-Providence », celui même auquel on associe des services comme la santé et l’éducation. Cette impulsion rapide dans le développement de l’État québécois, qui a permis notamment la création des Cégeps et de certaines universités, est donc liée à un moment précis de son développement en tant qu’appareil colonial et d’exploitation.
Il y a donc toujours une tension indicible, muette, au sein du discours des luttes sociales au Québec quant à l’État. L’État est vu comme le pourvoyeur naturel des services sociaux, comme s’il existait, neutre, au-delà de l’exploitation, de la racialisation, du cishétéropatriarcat et des classes sociales. Cette conception humaniste de l’organisation politique permet alors d’accuser les différents gouvernements de manquer à leurs devoirs fondamentaux lorsqu’ils coupent dans les services sociaux. En tant que révolutionnaires, nous disons au contraire qu’il faut chercher à exposer les illusions entretenues par les appareils idéologiques d’État. Dans le cas de l’État québécois, il est nécessaire d’exposer que le moment « providence » de l’État, que l’on pourra rapidement circonscrire de 1960 à 1990, est indissociablement lié à l’accumulation primitive sur des territoires jusque là peu exploités par le gouvernement provincial (voir à ce sujet Contre le colonialisme dopé aux stéroïdes, par Z. Nungak) et à une forte immigration appelée à travailler dans des secteurs clés comme le réseau de la santé. En se fiant aux adeptes d’un indépendantisme de gauche, la révolution nationale et sociale subsumerait toutes les autres propositions de résolution des problèmes du capitalisme par l’un ou l’autre de ces sous-aspects: souveraineté, réformisme, augmentation de la représentation, décentralisation des pouvoirs. Néanmoins, et en dépit de son caractère radical, il faut dire qu’elle reconduit aussi tous les problèmes fondamentaux intriqués à l’idée de «nation», se déployant en coprésence plus ou moins forte avec la racialisation, la suprématie blanche et la possession d’un territoire. Si nous n’avons pas l’occasion ici d’entrer dans le détail de la démonstration, il faut souligner que toute modélisation économique qui propose que l’État actuel puisse fournir la gratuité scolaire ou tout autre modèle social-démocrate compatible avec le capitalisme cache les réelles dynamiques de l’exploitation qui permettent la création des richesses à l’heure actuelle.
Ce moment de collaboration de classes est convoqué, consciemment ou non, par l’essentiel des discours des luttes sociales au soi-disant Québec. Cette possibilité est abstraite du contexte socioéconomique qui l’a rendu possible pour en faire un horizon perpétuellement reconduit. En refusant une vision réformiste de la lutte sociale, du Québec et de son État, il devient alors possible de sortir des pièges rhétoriques du nationalisme pour s’engager dans de réels processus de déconstruction du colonialisme et du suprémacisme blanc, inséparables du système actuel.
2- L’étapisme
Nous entendons par étapisme une conception, consciente ou non, de la transformation sociale par étapes, c’est-à-dire dans une progression, linéaire ou exponentielle, des luttes qui pourrait efficacement nous mener à la révolution finale. Il s’agirait de la réalisation progressive du socialisme : plus il y aurait de luttes sociales, plus la révolution serait proche, voire incontestable. Il faudrait donc commencer petit par petit, aujourd’hui, un jour la route nous mènera à bon port. Cette conception adhère rapidement à l’idée de la révolution sans être en mesure de la comprendre stratégiquement.
Déconnectée de la réalité économique et politique, l’étapisme s’attache déraisonnablement à une perspective humaniste qui subordonne la matérialité de l’existence — y compris les processus de pensée — à une prise de conscience première, à la manifestation attendue d’une réalité soi-disant cachée. Le rôle des militant·e·s serait alors de la dévoiler pour atteindre une « situation finale », en l’occurrence une société sans exploitation. Cette perspective idéaliste repose donc sur une conception erronée. Pour aller plus loin sur cette question, on lira avec attention le texte « Vocabulaire pour la sortie du capitalisme » (Première ligne, vol. 1, no 1, avril 2023).
Bien que facilement séduisante, cette conception est complètement incompatible avec la manière dont les structures capitalistes de la propriété et de l’État se sont développées. Aussi enchanteresse l’idée peut-elle paraître, il est fantaisiste de penser que l’on peut construire une chaîne ininterrompue de réformes sociales de plus en plus étendues qui mènerait du régime capitaliste actuel à une gestion collective et démocratique de l’économie. Bien au contraire, les luttes réformistes quotidiennes et concrètes tendent à renforcer les structures politiques dans les gouvernements libéraux, puisqu’elles ouvrent des espaces de négociation, de médiation et de transformation de l’organisation sociale face aux crises. Elles fonctionnent aussi comme autant de stratégie de pacification sociale (concertation syndicale, prise en charge des groupes communautaires par l’État et création de postes payés de permanents, intégration universitaire et institutionnelle de discours critiques, etc.). Dans une situation où un gouvernement capitaliste ne serait plus en mesure de régler les crises par les voies du libéralisme, la tentation fasciste apparaîtrait. Et force est de constater que la voie sociale-démocrate sera alors définitivement absurde.
Pour revenir au mouvement étudiant québécois, l’étapisme y apparait comme la conception politique dominante. Les explications de cette situation sont simples. La vision étapiste est facilement accessible, ne nécessite pas de réflexions théoriques particulières et adhère à une croyance dans la tendance au progrès, une structure forte de l’idéologie capitaliste. Elle permet aussi d’agir comme une zone de compromis entre les éléments les plus réformistes et les éléments les plus radicaux, puisque tous auraient intérêt à franchir ensemble la prochaine étape du progrès social. Elle constitue donc une efficace stratégie de différance, c’est-à-dire de mise en place de processus pour différer dans un temps indéterminé la question de la nécessité révolutionnaire, abandonnant à une confortable facilité le manque de responsabilité politique. Elle est donc génératrice de consensus (trop) faciles et permet d’accorder une importance excessive à la lutte quotidienne, notamment dans la reproduction incessante de campagnes répétitives et toujours plus ou moins perdues. Elle permet aussi aux militant·e·s les plus opportunistes d’opérer facilement une transition entre le mouvement étudiant et les partis parlementaires, parce qu’il n’y a virtuellement pas de zone tangible de conflits dans la conception étapiste.
S’il est intéressant pour les révolutionnaires de s’investir dans les luttes sociales, les luttes syndicales, les luttes écologistes, c’est en ce qu’elles agissent sur nos consciences, qu’elles permettent de nous organiser. Non pas en prétendant nous attribuer un pouvoir direct de socialisation de l’économie capitaliste, mais bien en se préparant nous-mêmes aux nécessités de la révolution sociale. Au niveau politique, au niveau personnel, la lutte est une véritable école et les expérimentations qu’elle permet portent les germes d’un monde sans exploitation. Il ne s’agit donc évidemment pas de refuser qu’il y ait effectivement des étapes dans la lutte, mais bien d’en comprendre sérieusement le rôle dans un réel processus de transformation sociale, plutôt que de refuser d’assumer nos responsabilités et de les diluer dans un avenir, de plus en plus incertain.
3- Le symbole et le fantasme
Il ne s’agit pas ici d’adopter une position contre le développement de certains imaginaires ou contre l’importance accordée à des questions esthétiques, qui ont leurs exigences propres. Ce que nous identifions comme les problèmes des symboles et des conceptions fantasmatiques de la politique sont plutôt à trouver dans une conception théorique et stratégique de la lutte qui tend à brouiller les frontières entre les nécessités sociales et écologiques et le recours à une abondante constellation de métaphores. Dans cette perspective, il devient difficile de comprendre ce qui relève d’une lutte concrète et ce qui n’est qu’une esthétique désirante.
Il n’y a pas à choisir entre la figure de style et la lutte, à condition que les deux appartiennent à une même matérialité, qu’elles réfèrent au monde d’une manière qui est formellement différente, mais cohérente. Prenons par exemple le concept de « ZAD », « zone à défendre », habituellement associé à un territoire géographique spécifique qui est occupé et défendu par un groupe de personnes militantes contre un projet de développement ou une infrastructure prévu par le gouvernement ou des entreprises privées qui pourrait entraîner des conséquences environnementales, sociales ou économiques néfastes. Il est clair que la mobilisation peut s’opérer sur différents niveaux, mais qu’elle se basera sur les intérêts que certaines personnes auront à « défendre la zone ». Cette mobilisation entrainera probablement la construction d’un imaginaire, de références communes, d’identités visuelles, de logos, d’expressions lexicales, de blagues, de chansons, de textes, d’anecdotes à raconter encore et encore, etc. Tous ces éléments sont autant d’enthousiasmantes parts des mouvements humains.
Là où la conception fantasmatique de la lutte pose un problème, c’est quand il y a un glissement entre la concrétude de la lutte — ses nécessités, ses potentialités de gains, ses possibles défaites et les conséquences de tout ça — et l’existence abstraite, voire imaginaire de la lutte, comme une zone métaphorique de projection des désirs. Ce glissement s’opère grâce à un recours abusif à des images et à des symboles qui sont à la fois liés à des réalités mobilisatrices et métonymiques d’une conception purement désirante de la politique, une posture fondamentalement privilégiée qui peut se permettre la dépense inutile d’énergie physique et mentale et de ressources. Dans cette conception, l’idée devient plus importante que le reste. Pour aller plus loin sur cette question, on reviendra à l’article « Ébauche à une stratégie révolutionnaire » (Première ligne, vol. 1, no 1, avril 2023)
Dans le mouvement étudiant québécois des dernières années, cette tendance a fait son apparition par le biais de conceptions plus ou moins issues de différentes lectures de l’appelisme, une tendance qui émerge de la pensée post-situationniste en France dans les années 1990. Cette perspective politique met l’accent sur le fait que les mouvements de contestation et de résistance devraient se concentrer sur la puissance de l’appel à partir d’un lieu supposé externe pour mobiliser les individus et susciter des réactions en chaîne. Ces appels peuvent être des grèves, des actions directes, des slogans, des affiches, etc. L’idée sous-jacente à l’appelisme est qu’il est possible de rompre avec la routine et la passivité de la vie quotidienne, et ainsi d’engager les individus dans des actes de désobéissance civile et de résistance collective. Ces actions de désobéissance sont considérées comme essentielles pour perturber le fonctionnement du système capitaliste et étatique et pour ouvrir des espaces de transformation sociale. Dans les faits, en se basant dans une culture de l’anonymat et du caractère diffus et insaisissable de l’action politique, cette tendance a su être en mesure de se construire comme une force majeure de la lutte politique de rue, notamment dans le contexte français. Elle a permis d’insuffler un renouveau politique à la légitimité des actions directes ou extralégales, notamment sur des enjeux liés à la gentrification.
Néanmoins, en appuyant l’idée d’un passage spontané de la métaphore à l’émeute, il y a une invisibilisation du travail de formation et des interventions stratégiques nécessaires dans la lutte. L’appelisme entraine nécessairement un fonctionnement par bande, par groupe affinitaire marqué par des dynamiques autoritaires hiérarchiques voire abusives. Les classes sociales sont effacées au profit de la coexistence d’un même désir individuel, c’est-à-dire non pas un désir commun de transformation collective, mais bien une constitution de la collectivité par sa capacité à désirer séparément, un désir qui serait alors soustrait de l’ordre capitaliste. Pour en apprendre davantage sur le sujet, on consultera l’article « Post-situationnisme et appelisme au “Québec” » (Archives révolutionnaires).
Ces façons de faire ont gagné beaucoup d’importance dans les dernières années parce qu’elles ont souvent tablé sur une apparence cool et branchée, loin des images associées directement à la « révolution » ou à l’« anticapitalisme », dont on se moque de la ringardise. Mais au-delà d’une critique potentiellement intéressante d’une utilisation de symboles surannés, on évacue par le fait même une large partie de la nécessaire analyse de la situation économique réelle, au profit du fantasme d’une politique littéraire floue, voire incompréhensible, où l’oppression prend des formes métaphoriques dont on n’arrive plus à distinguer la volonté de la chimère. Enfin, on notera que cette conception politique est compatible avec l’étapisme décrit précédemment, qui en tant que conception dominante dans le mouvement étudiant radical, arrive à s’adjoindre d’autres conceptions qui souvent le renouvellent.
Évidemment, il ne s’agit pas d’être contre la littérature, l’invention des possibles, les actions artistiques, le développement de symboliques communes et porteuses d’espoir, bien au contraire. Il faut néanmoins refuser de n’exister que dans cette sphère sans adresser les problèmes pragmatiques de la mobilisation des masses et de la structure capitaliste. On ne peut pas contourner les difficultés de la pratique et de la théorie révolutionnaire en se retranchant dans des formules polysémiques que ne comprendront que quelques initié·e·s. On ne peut substituer ce qu’il a de substantiel au politique par ce qui en transparait immédiatement, à savoir sa dimension esthétique.
4- L’entrisme
L’entrisme en politique révolutionnaire est une stratégie par laquelle un groupe ou une organisation révolutionnaire décide de s’infiltrer ou de s’intégrer sans révéler ses intentions ou ses positions dans une structure politique plus large et établie, telle qu’un parti politique, un syndicat ou un mouvement social, dans le but d’influencer ses activités et sa direction en faveur de ses propres objectifs révolutionnaires.
L’objectif de l’entrisme n’est pas de simplement se fondre dans l’organisation existante, mais plutôt de travailler de l’intérieur pour susciter un changement radical, pour renforcer les positions révolutionnaires au sein de cette structure, et éventuellement pour rallier davantage de personnes à la cause révolutionnaire. En utilisant cette tactique, on cherche à profiter de la visibilité, de la ressource et de la crédibilité de l’organisation cible afin d’étendre son influence et de progresser ses objectifs. Historiquement et aujourd’hui encore, la tactique a été largement utilisée par des organisations trotskystes, au sein de syndicats ou encore de partis politiques bourgeois.
Dans le contexte du mouvement étudiant québécois récent, notamment au sein de l’ASSÉ, en plus de ces formes traditionnelles, une version singulière de l’entrisme a correspondu à l’attitude de plusieurs militant·e·s de tendance radicale, que l’on pourrait qualifier d’anarcho-entrisme. C’est-à-dire qu’un nombre significatif d’anarchistes ont occupé des positions clés au sein de l’association provinciale, ou encore dans certaines associations étudiantes locales perçues comme centrales aux luttes étudiantes, sans pour autant se présenter comme tel·le·s publiquement dans les instances démocratiques ou dans les réunions politiques. Pour connaître les positions d’un·e tel·le, il faut y aller d’un jeu de devinettes (de quel milieu vient la personne ? de quelle asso ? comment s’habille-t-elle ? quels mots emploie-t-elle ?) ou encore faire partie d’un milieu restreint et être éventuellement initié·e·s à la confirmation de tendances anarchistes dans le mouvement.
Contrairement aux organisations trotskystes, cet entrisme ne résulte pas de discussions préliminaires ; il relève très clairement d’une façon spontanée de faire de la politique, dans un monde où la croyance dans la révolution est isolée, voire ridiculisée. Il est plus facile de se fondre simplement dans la masse que d’assumer des positions tranchées. Enfin, il est aussi difficile d’agir différemment par soi-même quand tout le monde agit d’une certaine façon. Combiné à l’étapisme, cet anarcho-entrisme permet aux militant·e·s d’avoir l’impression que leurs positions sont centrales au mouvement, sans comprendre que le mouvement ne les voit pas l’essentiel du temps.
Bien sûr, il est possible d’identifier que certains des éléments qui ont constitué la grammaire de l’ASSÉ au fil du temps peuvent être liés, parfois très directement, à l’anarcho-syndicalisme : combativité, autonomie, démocratie directe, diversité des tactiques, refus de la condamnation d’actions, désobéissance civile, remise en question des rôles dirigeants, autogestion, etc. Ce ne sont pas en soi des choses à condamner, au contraire, mais leur simple acceptation sociale dans un mouvement large, la plupart du temps par ignorance ou par hasard que par un réel travail politique de fonds, ne permet pas de consolider les perspectives révolutionnaires.
Au-delà du malaise lié à cette forme de malhonnêteté, il s’agit d’abord de constater que cet entrisme a nui d’abord et avant tout à l’établissement d’un mouvement anarchiste fort à Montréal. Née des mouvements altermondialistes du tournant du vingt-et-unième siècle, un moment où les perspectives révolutionnaires étaient dans un creux de vague et où la gauche radicale était globalement désorganisée, la première mouture de l’ASSÉ (fondée en 2001) a servi d’honnête point de ralliement pour tous ceux et celles qui voulaient lutter contre l’état des choses, en consolidant tranquillement l’existence d’une position politique étudiante non corporatiste. Au fil des années, néanmoins, force est de constater que les limites inhérentes au syndicalisme se sont fait sentir. Pis encore, la négociation implicite de l’anarcho-entrisme impliquait que pour réussir à faire absorber par le mouvement certaines conceptions plus radicales, les militant·e·s devaient s’investir largement dans les tâches bureaucratiques syndicales non révolutionnaires. Conséquemment, une large part des forces anarchistes au soi-disant Québec se trouvent impliquées dans le mouvement étudiant, mais il n’est pas possible de les identifier ou de les contacter. L’existence d’une perspective anarchiste de révolution sociale est complètement inféodée à son intégration dans des mouvements sociaux pour le moins confus.
La grève étudiante de 2012, largement propulsée par les militant·e·s anarchistes à l’intérieur des instances et dans l’organisation d’actions et de mobilisations, a correspondu à la forme la plus intense que la structure « ASSÉ » pouvait générer, se terminant par une victoire partielle et par la multiplication des foyers de contradiction entre les différentes composantes du mouvement, jusqu’à l’implosion. La consolidation d’une option parlementaire réformiste, Québec Solidaire, a définitivement permis de mettre fin à l’importance du rôle des militant·e·s anarchistes à l’ASSÉ ; les réformistes font bien mieux les tâches réformistes que quiconque, notamment parce qu’ielles n’ont pas, ou peu, à négocier la tolérance et le maintien de leur tendance dans le mouvement. Après 2012, l’hégémonie solidaire au sein des instances de l’ASSÉ et l’abandon plus ou moins spontané et volontaire du milieu par les anarchistes ont mené tranquillement à des fissures de moins en moins colmatables pour l’organisation étudiante provinciale. D’une part, malgré son invisibilisation délibérée, le travail des militant·e·s de tendance radicale avait toujours été nécessaire au bon fonctionnement de l’ASSÉ. D’autre part, certains fondamentaux de l’ASSÉ comme la démocratie directe, l’autonomie et la combativité se trouvaient remis en question par la façon de « faire de la politique autrement » tenue par Québec Solidaire, qui prétend réinventer la roue de la collaboration et de l’aplaventrisme. Seul l’étapisme, comme horizon politique diffus et non-confrontant, pouvait rester comme liant, étouffant encore une fois les tendances révolutionnaires du milieu. Dans ce contexte, la dissolution de l’ASSÉ était inévitable (chose faite en 2019).
La recréation d’une association étudiante provinciale comme la CRUES sur de nouvelles bases ouvre donc des possibilités de faire les choses différemment. Bien sûr, certains problèmes intrinsèques au syndicalisme ou aux luttes étudiantes sont inévitables, mais ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas tenter de tirer notre épingle du jeu. Il semble plus possible que jamais de faire exister ouvertement des positions révolutionnaires dans les cégeps et les universités. Des initiatives anticapitalistes autonomes (assemblées, campagnes, discussions, actions) pourraient permettre de faire exister ces perspectives non pas dans un horizon indéfini, mais dans la vie quotidienne des personnes impliquées, en brisant l’isolement et la fragmentation des anarchistes et des communistes révolutionnaires pour faire vivre des milieux de lutte dynamiques et mobilisateurs, qui pourraient alors investir les instances actuellement existantes des associations étudiantes sur des bases ouvertes, quitte à assumer le conflit lorsqu’il est inévitable.
Agir ouvertement comme révolutionnaire dans le milieu étudiant est à notre sens une nécessité, mais ce n’est pas non plus quelque chose de toujours simple. Il ne s’agit évidemment pas de répéter sans jugement la même cassette de slogans désuets, de vouer un culte à Marx ou à Bakounine, de n’avoir que « révolution, seule solution » comme réponse à toutes les questions ou d’imprimer des chats noirs sur tout le matériel de propagande. C’est une question d’attitude et d’honnêteté, notamment envers soi-même : si j’en viens à considérer que l’abolition de l’actuel système d’exploitation est nécessaire, je dois considérer que d’autres en viendront au même constat que moi. Par ailleurs, si je veux faire de mon engagement quelque chose d’autre qu’un vœu pieux, j’ai bien le devoir et la responsabilité de tenter d’y parvenir.
Une des difficultés réside dans le fait que les gens ne naissent pas révolutionnaires, qu’ielles le deviennent. On ne peut donc pas se contenter de crier « révolution » pour voir accourir les foules politisées. La politisation de la jeunesse étudiante est plus facile que dans d’autres milieux, notamment en raison de sa réceptivité aux nouvelles idées et de ses désillusions face aux anciennes façons de faire. En milieu étudiant comme ailleurs, il faut renforcer notre camp. Mais nous ne voulons pas d’un recrutement stupide aux allures sectaires, qui enrôlent de nouvelles personnes en leur faisant des promesses en l’air tout en leur soutirant de l’argent. Il faut construire des milieux étudiants révolutionnaires en misant sur une augmentation massive de la conscience politique et sur le renforcement de l’autonomie de chacun·e en tant que sujet révolutionnaire.
Refuser l’entrisme en tant que militant·e révolutionnaire n’est pas la voie la plus simple : elle amènera certainement du conflit, de la calomnie, du rejet. Mais il y a parfois dans l’échec des victoires plus importantes : il vaut mieux perdre une proposition audacieuse de lutte antiautoritaire devant une populeuse assemblée générale réactionnaire que de gagner un compromis plat, dont la radicalité ne repose que sur une question d’interprétation, devant un quorum à peine atteint. De cette victoire on ne gagne au fond qu’une pétition de principe et la nécessité de continuer à s’attacher déraisonnablement à la structure bureaucratique. De cette défaite, il est possible de faire des 100, 50, 10 personnes ayant donné leur appui, un gain pour les forces révolutionnaires, des camarades pour lutter au quotidien et anticiper la victoire.
Pour une lecture porteuse de changements
Dans la dernière année, la Coalition de résistance pour l’unité étudiante syndicale (CRUES) a mis de l’avant un certain nombre de principes qui cherchent à orienter son action et celles de ses membres dans les luttes sociales. Ces conceptions identifient donc avec justesse plusieurs situations d’oppression et d’exploitation : problèmes fondamentaux du système d’éducation, mauvaises conditions de vie, travail non salarié, gestion antidémocratique de l’économie, colonialisme, impérialisme, cishétéropatriarcat, racisme systémique, capacitisme.
Pourquoi se restreindre à faire de ces principes un simple programme réformiste confus au sein du système actuel, un système basé sur l’exploitation, l’exclusion et la précarité ? Nous proposons plutôt qu’une fidélité honnête à ces principes et un sincère engagement pour un monde plus juste impliquent nécessairement un rejet du système capitaliste et des institutions qui le soutiennent. Cette lecture politique est non seulement possible pour le mouvement étudiant actuel, elle est certainement souhaitable. Par exemple, il ne semble ni crédible ni très respectueux des personnes les plus ciblées de penser que la fin du racisme systémique pourra être décrétée par un quelconque ministre de l’Éducation. En faisant plutôt de ce principe un guide, une ligne politique qui nous permet d’évaluer au plus près les manières dont se manifeste ce racisme, autant dans nos expériences quotidiennes que dans leurs reproductions institutionnelles, nous pouvons développer des interventions plus cohérentes, plus porteuses et plus significatives pour celleux qui s’y impliqueront. Il sera aussi possible d’inspirer non seulement les actions provinciales, mais aussi plus largement les actions autonomes dans les différentes régions.
En considérant ces principes comme indissociables des sociétés humaines que nous souhaitons mettre en place, nous en venons plutôt à la conclusion qu’ils sont incompatibles avec le maintien du capitalisme, du colonialisme et de l’impérialisme. En ce sens, les luttes étudiantes peuvent devenir des étapes clés dans une transition vers de réelles démocraties populaires, et faire des enjeux de combativité, d’autonomie et de démocratie directe des réalités quotidiennes et non de simples mots creux. Ainsi, il est possible de dépasser le stade actuel des choses pour faire des luttes étudiantes — enjeux écologistes, salarisation des stages, mesures sociales, etc. — un mouvement antiautoritaire dont le pouvoir contestataire s’alliera à la lutte des classes contre le despotisme capitaliste écocidaire.
Deuxième partie à venir…