Projet de loi 31 : Quand les propriétaires font la loi
C.A.J.
Projet de loi 31 : Duranceau démission!
Déposé il y a quelques semaines par le gouvernement caquiste, en juin 2023, le projet de loi 31 sur l’habitation est déjà rejeté par la population. Après cinq ans au pouvoir, la CAQ a fini par présenter ses modifications aux lois sur l’habitation, un exercice habituel des gouvernements qui se succèdent au soi-disant Québec. Répondant à des contextes économiques déterminés, ces modifications ont toujours globalement pour but de garantir des conditions avantageuses aux propriétaires d’immeuble – en leur qualité de capitalistes – tout en cherchant une certaine stabilisation de la situation du logement, ce qui peut inclure de relatives concessions.
Mais que proposent spécifiquement le gouvernement de François Legault et sa détestable ministre de l’habitation, France-Élaine Duranceau? En excluant quelques modifications au niveau de la langue et des expressions qui ne nous intéressent pas, la proposition de modification la plus importante est celle qui affecte les cessions de bail, c’est-à-dire le fait de transférer son bail, aux mêmes conditions – y compris au même montant de loyer -, à une autre personne. L’actuel article 1871 du Code civil du Québec se lit ainsi : « Le locateur ne peut refuser de consentir à la sous-location du bien ou à la cession du bail sans un motif sérieux. » Le locateur, c’est-à-dire en langage courant le ou la propriétaire, se trouvait dans la plupart des cas sans « motif sérieux » de refus; il fallait bien que la personne à qui l’on souhaitait céder son bail possède un mauvais dossier de location ou encore soit dans une situation économiquement difficile pour qu’elle soit refusée. Évidemment, ces deux situations sont bien fréquentes, et bon nombre d’entre nous connaissent les problèmes qu’elles entraînent. Mais la cession de bail permettait tout de même à plusieurs d’obtenir plus facilement un logement. Enfin, c’était au propriétaire de faire la preuve qu’ielle détenait un « motif sérieux », permettant minimalement de limiter certaines discriminations, notamment le racisme, la transphobie ou le refus des enfants.
Dans la nouvelle proposition Duranceau (article 7), la loi se lirait : « Le locateur qui est avisé de l’intention du locataire de céder le bail peut refuser d’y consentir pour un motif autre qu’un motif sérieux […]. Le bail est alors résilié à la date de cession indiquée dans l’avis transmis par le locataire ». Évidemment, un « motif autre qu’un motif sérieux » n’est qu’une formule creuse pour dire « n’importe quelle raison qu’aura le ou la propriétaire ». Les regroupements de propriétaires se plaignent depuis des années au gouvernement qu’ils ne veulent plus des cessions de bail. Pour eux, il est clair qu’il s’agit d’un des rares éléments sur lesquels ils ne sont pas maîtres; en témoigne notamment un article publié par l’Association des Propriétaires du Québec (APQ), signé par Me Jean-Olivier Reed, « Cession de bail : Comment éviter de se faire piéger ». Dans un monde où plusieurs d’entre nous consacrons plus de 50% de nos salaires au logement, il est évident que les propriétaires ne savent pas ce que c’est que d’être réellement pris au piège.
Peut-être faut-il se réjouir de l’incompétence de la ministre Duranceau, qui n’est même pas capable de formuler sa proposition dans un langage correct selon les standards de son propre système, de son propre gouvernement, de sa propre loi. En effet, nulle part dans la loi un « motif autre qu’un motif sérieux » n’est une expression acceptable et il y a fort à parier que le texte sera modifié pendant le processus parlementaire. Enfin, les tribunaux, qui sont au Québec comme au Canada les chiens de garde de la paix sociale, une sorte de politique du moindre mal au service du capitalisme, s’opposeront probablement à ce « motif non-sérieux » qui laisse place à l’arbitraire et à la discrimination, deux problèmes que le libéralisme a en horreur.
Et pourtant, dans les faits, au-delà du processus légal, nous savons que les conséquences du projet de loi, et plus largement des politiques des propriétaires, se font déjà sentir. Plusieurs d’entre nous hésitent à céder et bon nombre acceptent les conditions – souvent frauduleuses ou mensongères – des propriétaires. Ces situations seront de plus en plus fréquentes à l’avenir. Il est évident que les ressources actuelles des comités logements ne permettront pas de changer la situation pour la majorité d’entre nous. Pour plusieurs, qui voyaient la possibilité d’obtenir une cession comme une des rares façons de se loger à un prix envisageable, ces restrictions légales viennent ajouter à l’angoisse de voir diminuer leur qualité de vie, en acceptant un logement plus petit, plus éloigné, plus populeux ou en pire état, ou en étant obligés de travailler davantage. Dans bien des cas, en l’état actuel de la situation, il faut se résigner aux deux.
Dans ce qu’elle tente de dépeindre comme un gain pour les locataires, Duranceau veut modifier les compensations à la suite d’une éviction. Alors que l’actuelle loi impliquait « une indemnité de trois mois de loyer et des frais raisonnables de déménagement », on pourrait désormais avoir droit à « un minimum de 3 mois [de loyer] et un mois par année de location jusqu’à concurrence de 24 mois ». Pour le gouvernement, l’idée est astucieuse : l’augmentation de ce montant apparait comme une somme rarement accessible à la majorité d’entre nous.
Prenons l’exemple d’un logement dont le loyer mensuel est de 1000$, d’où la locataire est expulsée après 4 ans. Le projet de loi lui donne droit à 7000$, plus les frais : arrondissons à 8000$. Ce montant équivaut à environ trois mois de travail à temps plein au salaire minimum. Rapidement, on se dit soit que l’on pourra travailler moins, ne serait-ce que pour un temps, soit que cette somme pourra servir à améliorer sa situation (en pouvant acheter des biens manquants, en ayant un montant en réserve ou en payant une dette, par exemple). Néanmoins, soyons réalistes : l’impossibilité de trouver un logement au même prix, l’inflation et toutes les embûches qui existent sous le capitalisme auront plus tôt que tard eu raison de cette compensation, nous laissant avec le sentiment d’avoir encore une fois été leurré·e·s.
Mais l’astuce va plus loin : pour les propriétaires, il y a d’abord l’effet d’une concession. Ils devront effectivement payer davantage de leur poche. Ainsi apparaissent-ils comme des citoyen·ne·s de bonne foi devant la crise du logement! Mais il ne s’agit pratiquement que d’un jeu d’apparence : un·e propriétaire relouant à 1500$ le même logement autrefois à 1000$, s’il n’engendre pas d’autres frais, regagnera le montant de la compensation en 16 mois. Sur dix ans, il aura empoché 60000$ supplémentaire, sans tenir compte de l’augmentation du prix de vente de l’immobilier. Par ailleurs, la bonification des compensations pour éviction a pour effet de normaliser la pratique. Si l’éviction est plus socialement acceptable, elle sera moins contestée. Et les contestations obtiendront moins souvent gain de cause devant les tribunaux, qui tiennent compte, dans différentes mesures, de l’habitude et de la norme.
Enfin, on peut noter au passage que le projet de loi vise aussi à modifier la « loi sur la société d’habitation du Québec », qui prévoit actuellement que « [t]oute municipalité et tout office doivent employer le produit de toute aliénation des immeubles acquis pour la réalisation d’un programme dûment autorisé, au remboursement des emprunts […] ou des subventions accordées […] ». En d’autres mots, les municipalités et les offices ont l’obligation de réinvestir l’argent des ventes d’immeubles pour de nouveaux programmes (ou pour le remboursement de dettes). Ici, personne n’est dupe : tout le monde sait bien que les municipalités ne respectent pas cette loi dans l’immense majorité des cas. Un article de juin 2023 (« La Ville de Québec grondée en matière de logements sociaux », signé par Sébastien Tanguay dans Le Devoir) donne un exemple du désengagement et du désintérêt des gouvernements municipaux pour le logement. La nouvelle proposition de loi remplacerait cette obligation (« doivent employer ») par une simple possibilité (« peut être employé »). Dans les faits, rien ne change.
Quant à la proposition 20 du projet Duranceau, elle permet de rendre le financement gouvernemental accessible à « un projet [d’un organisme sans but lucratif] comprenant des logements abordables ». Ce changement pourra permettre de financer des projets de construction, dont une partie seulement sera « abordable », les prix de certains de ces logements s’élevant jusqu’à 2000$ par mois (comme les médias le révélaient au printemps 2022). Dans un contexte économique où les prix des matériaux augmentent et où l’achat de propriété est plus difficile, les investisseurs immobiliers y verront peut-être une façon d’obtenir de l’aide gouvernementale. Nous, révolutionnaires, n’avons que peu de sentiments pour le passage d’enveloppes qui prennent certains jours l’adjectif « publiques » et d’autres l’adjectif « privées », adressées aux mêmes entreprises capitalistes. Hier comme aujourd’hui, l’État intervient dans les crises du logement pour financer des secteurs de la bourgeoisie. Des concessions telles que les logements sociaux sont autant de tentatives de pacification et de contrôle social. Les plus de 177 000 personnes en attente officielle d’un logement social confirmeront bien que le gouvernement n’a rien à leur proposer.
En somme, Duranceau, députée de Bertrand dans les Laurentides, a proposé un projet qui sert les intérêts de la classe au pouvoir, avec des modifications qui tentent de se saisir des contradictions et des problèmes auxquels font actuellement face les propriétaires. Ni pire qu’un·e autre, aussi insignifiante soit-elle, elle représente aujourd’hui cette faction de capitalistes de l’immobilier incultes qui tire son profit des évictions, des reventes et autres « flips ».
Nous disons aujourd’hui que le mépris est fini : l’incapacité des luttes sociales à arracher des gains à l’État au profit de la collaboration, voire de l’inaction et de la soumission, doit cesser. Et Duranceau doit être la première à payer pour nous enlever la cession de bail!
L’État et les propriétaires
Dans une défense malaisante de sa ministre, François Legault en est venu à déclarer que « [le prix élevé des loyers] est une conséquence négative d’un bien-être économique ». La transparence du propos est frappante. La « conséquence » est « négative » pour une large partie des populations, les 40% de ménages qui sont locataires au soi-disant Québec, mais aussi, dans un contexte d’inflation et d’augmentation incessante des taux d’intérêt, pour une part des travailleur·euse·s actuellement propriétaires de leur habitation, qui n’arriveront pas à suivre les exigences des banques, et se retrouveront, d’un mois à l’autre, devant la nécessité de vendre et de devenir locataires. Le « bien-être économique », c’est bien celui de ceux et celles à qui l’économie appartient: les classes capitalistes.
Car au-delà de l’enrichissement immédiat des capitalistes de l’immobilier, l’augmentation des loyers engendre la nécessité de travailler plus. Ce travail supplémentaire se traduit dans la majorité des cas par des profits supplémentaires pour le patronat. Il sert aussi à pallier ce que celui-ci a identifié comme la « pénurie de travailleurs et de travailleuses » dans les mois qui ont suivi la pandémie et qui traduisaient surtout le chaos et le laisser-aller du capitalisme, menant la majorité d’entre nous à trouver d’autres sources de revenus : changer de secteur d’emploi, se mettre en couple et faire des enfants, ou au contraire, prendre une retraite hâtive. L’endossement implicite de l’augmentation des loyers par le gouvernement Legault, appuyé par des mesures explicitement favorables aux propriétaires d’immeubles, correspond à une intervention du gouvernement en faveur des capitalistes, qu’ils soient actifs dans l’immobilier, la production ou la vente au détail, ou plus largement associés au capital financier.
Les politiques de la CAQ s’inscrivent dans une phase de gouvernance où l’État cherche à normaliser le capitalisme de crise, un phénomène accentué par la catastrophe écologique. Un des développements de la CAQ sur la question du logement a été la transformation de la Régie du Logement en Tribunal administratif du logement (TAL) en août 2020. Bien que sur le fond, il s’agit encore de la même structure, le changement de nom de « régie », soit « administration de biens » pour « tribunal », une instance juridique, permet de deviner un certain changement de direction dans la conception de cette institution. Pour la CAQ, il s’agit très clairement d’une instance pouvant trancher rapidement les litiges : toute situation sociale doit pouvoir être normalisée, rondement fixée. Dans ce contexte, la cession de bail apparait comme un résidu, un restant d’une autre époque, qui n’a simplement plus de rôle positif à jouer ni pour les propriétaires ni pour l’État.
Enfin, ajoutons qu’au soi-disant Québec, les propriétaires d’immeubles sont représentés par deux regroupements : l’Association des Propriétaires du Québec (APQ) et la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ). Bien que ceux-ci partagent souvent les mêmes intérêts et se rejoignent sur certaines positions, ils représentent somme toute deux factions au sein des capitalistes de l’immobilier. Les deux associations se sont créées dans les années 1980, pour représenter les intérêts des propriétaires à la suite de la création de la Régie du Logement. De manière générale, on peut dire que l’APQ a un fonctionnement plutôt centré autour des enjeux juridiques, y compris des services d’avocats spécialisés en éviction rapide. De son côté, la CORPIQ a une approche plus économique, centrée sur les liens avec les autres industries capitalistes du bâtiment et de la gestion, mêlée à une stratégie médiatique plus confrontationnelle.
Un point de désaccord entre les deux groupes semble être celui de la « section G » du bail, où le propriétaire est tenu de déclarer l’ancien montant payé par le locataire, permettant de s’assurer que la hausse entre deux locataires correspond aux normes du TAL, à défaut de quoi, une contestation est possible. L’APQ défend que cette section est suffisante et l’utilise comme base pour s’opposer à un registre des loyers. La CORPIQ, de son côté, réclame l’abolition de la clause G, en affirmant ouvertement que « la seule possibilité de rétablir l’équilibre est lors du changement de locataire », «équilibre » signifiant ici plutôt un déséquilibre en faveur des propriétaires dans le rapport de force.
Ainsi, devant le projet de loi 31, l’APQ a annoncé publiquement sa déception. Elle parle d’un « nouveau déséquilibre contre les droits des propriétaires d’immeubles » avant d’annoncer que le projet « ne permet pas de rééquilibrer les droits entre locataires et locateurs ». Clairement, à l’APQ, on est tout mêlé! Mais au-delà de leur argumentaire d’incompétents, l’APQ identifie le projet de loi 31 comme un « recul », notamment en ce qui concerne les compensations pour éviction. Ils en profitent néanmoins pour saluer la fin de la cession de bail comme « une disposition plus agréable ». Ce sont ces réflexions qui sont reprises dans les médias grand public lorsqu’on parle d’un projet critiqué de toutes parts.
Et pourtant, pendant ce temps, à la CORPIQ, on se cache derrière une question rhétorique en « s’interroge[ant] sur l’opposition manifeste des associations de locataires à la modification annoncée […] sur la cession de bail ». Heureuse de se complaire dans un paternalisme crasse, la Corporation rappelle « que cette disposition du Code civil visait à son origine, il y a 40 ans, à responsabiliser le locataire devant l’échéance et les conditions contractuelles incluant le versement entier du loyer mensuel ». Celle-ci, habituée à s’accommoder plus ou moins frauduleusement de la clause G, qu’il est si facile d’oublier dans un contexte où les demandes de logement explosent, trouve dans le projet de loi 31 l’attaque qu’elle cherchait contre les locataires récalcitrantes. La question de la compensation pour éviction est secondaire pour ces propriétaires qui maîtrisent les reventes et les arnaques marketing. Ici aussi, on ne sait plus sur quel pied danser : « La CORPIQ défend le meilleur équilibre défendu par Québec ». Une chose est sûre : la Corporation défend Québec, ou vice versa!
Ce que la compréhension de ces divisions permet, c’est d’exposer le rôle de l’État en tant que médiation entre différentes fractions de la bourgeoisie, autant en tenant compte de leurs intérêts directs que de ceux de la croissance économique capitaliste globale, ce qui a inclus depuis plusieurs décennies des concessions sociales dans les pays riches qui bénéficient de l’impérialisme mondial et du colonialisme, comme le Québec. La CAQ, comme l’ont fait avant elle tous les autres gouvernements provinciaux et fédéraux, défend – de manière souvent ridicule, doit-on le souligner – les intérêts de son parti, c’est-à-dire de cette partie de la société qu’elle représente.
Pour les révolutionnaires, cette perspective sert à comprendre que la lutte politique ne peut pas être une incessante opération de sauvetage de l’État, toujours vouée à l’échec. Bien au contraire, sur la question de la cession de bail comme ailleurs, il s’agit, comme le concevait Malatesta, de « prendre ou de conquérir d’éventuelles réformes dans le même esprit que celui qui oblige l’ennemi à quitter peu à peu le terrain qu’il occupe, pour avancer toujours plus. » Il n’y a rien à gagner en s’alliant avec tel ou tel ennemi, mais il faut savoir où chacun d’eux se trouve sur la carte.
Lutter pour des réformes en révolutionnaires
En voulant organiser la lutte, dans les dernières années, on a entendu plusieurs interventions militantes s’articuler autour de formulations du type « Je ne suis pas réformiste, mais les réformes peuvent être importantes », dont les variations nombreuses et parfois rigolotes sont presque toujours symptomatiques d’un même problème : la confusion politique. Loin de vouloir diminuer les camarades, notamment parmi les moins expérimenté.e.s, qui tentent publiquement de revendiquer une appartenance révolutionnaire, nous faisons le constat qu’il est excessivement difficile pour une personne nouvelle à la militance d’obtenir aujourd’hui les outils nécessaires à l’articulation pourtant indispensable entre réformes et révolution.
Cette situation est à lier généralement avec la relative hostilité à la théorie dont sont marqués les milieux de l’extrème-gauche du soi-disant Québec, notamment dans une tendance à rejeter toute réflexion stratégique. Or, ce sont là des débats qui intéressent les révolutionnaires, partout sur la planète, depuis plus de cent ans désormais. Mais cette tendance risque de mener l’abandon du point de vue révolutionnaire à même les luttes sociales, c’est-à-dire d’un point de vue de classe qui exige l’abolition du pouvoir capitaliste, de son État, de ses lois et de ses dominations. En abandonnant cette position, les militant·e·s, même parmi les plus radicales ou les mieux intentionnées, se sont retrouvé·e·s, au fil des ans à ne concevoir les luttes sociales qu’en termes d’objectifs pratiques immédiats.
C’est ce que R. Luxemburg identifiait comme une « politique de compensation » – voire une « politique de maquignonnage », un vieux terme associé à des manœuvres frauduleuses et secrètes – qui entraine une « attitude conciliante sagement diplomatique ». En d’autres termes, on fait alliance avec des groupes, voire des individus, uniquement autour d’un objectif, sans prendre en considération les perspectives politiques qui sous-tendent ces mobilisations. Souvent, pour des militant·e·s d’extrème-gauche, cela a représenté la prise en charge d’actions directes, plus ou moins légales, pour lesquelles les groupes communautaires ou les syndicats ne voulaient pas prendre de responsabilité. Mais sans organisation publique pour s’associer à une mobilisation sérieuse et audacieuse sur des bases révolutionnaires, il n’y a aucun gain à faire.
Au contraire, n’incombe dans ces cas à l’extrème-gauche que le risque de la répression, qui vient s’ajouter à l’épuisement nécessairement entrainé par l’absence de nouvelles forces dans son camp. En se basant en principe sur la bonne entente et la reconnaissance d’une certaine diversité des tactiques, dans les faits, les militant·e·s qui appuient leur activité politique sur ces façons de faire adhèrent, consciemment ou non, à l’espoir que le milieu va éventuellement se radicaliser, habituellement après un mouvement réussi pour une réforme. Mais en régime capitaliste, les réformes ne sont que des coquilles rapidement vidées de leur substance par le système qui les absorbe sans grand cas. Gagnée ou non, dans une évaluation de la lutte toujours mitigée, la réforme ainsi établie sera rapidement associée à la désillusion d’une nouvelle perte, d’une nouvelle difficulté, d’une nouvelle attaque de l’État et du patronat. Ainsi est-il possible d’en conclure que la voie vers le communisme, la voie vers l’anarchie, n’est pas celle de la multiplication des luttes réformistes jusqu’à la victoire finale.
Cette conception est donc trompeuse; elle ne sert qu’à repousser indéfiniment la révolution sans vouloir s’en saisir comme de notre responsabilité immédiate (on lira à ce sujet « Ébauche à une stratégie révolutionnaire », dans la revue Première Ligne, nº1, avril 2023). Par ailleurs, elle contribue à cacher le réel travail accompli par les militant·e·s radicales. Enfin, ces dynamiques d’entente implicite sont basées sur des fonctionnements affinitaires qui rejettent une majorité de personnes, y compris celles qui voudraient se joindre à la lutte. Elles favorisent ainsi les dynamiques autoritaires, les exclusions et les abus, notamment d’ordre émotionnel et sexuel, parce qu’être en bons termes avec les personnes qui prennent les décisions pour le groupe est souvent la seule façon de faire de la politique dans ces milieux.
Pour en revenir à la lutte contre le projet de loi 31, la question centrale ici, c’est la propriété privée des logements, un autre rouage capitaliste pour exploiter les travailleur/se·s. Celle-ci donne l’impression qu’elle « va simplement de soi » : telle est l’illusion capitaliste qui fait de son règne celui de l’ordre naturel des choses. Pourtant, il est évident que la propriété privée du logement est réglée par une multitude de lois, de règlements et d’interventions de l’État, comme c’est le cas avec le projet Duranceau. Ces modalités font partie des contradictions internes de l’économie capitaliste. Si la lutte quotidienne de la classe ouvrière est fructueuse, voire nécessaire, ce n’est pas tant dans sa capacité à obtenir ou à bloquer des réformes, mais bien dans le développement de la conscience de l’échec de cette stratégie, et conséquemment, de la nécessité d’abolir les conditions mêmes qui rendent les réformes nécessaires par la révolution sociale.
L’essence de toute tactique révolutionnaire consiste à reconnaître les tendances du développement du système capitaliste et à en tirer aujourd’hui les conséquences dans la lutte politique. Nul besoin d’attendre que la situation soit toujours pire, voire catastrophique, pour comprendre les gouvernances actuelles de nos sociétés. Sur la question du logement comme sur la question écologique, il est évident que nous avons en main assez d’éléments pour agir immédiatement. Les attaques de la ministre caquiste Duranceau contre les locataires du soi-disant Québec doivent avoir comme réponse l’expression incessante et soutenue de notre refus volontaire de consentement au régime bourgeois et à ses valeurs attaquables.
Ainsi, Première ligne encourage le développement d’une campagne politique large contre le projet de loi 31 et joindra ses forces à toute initiative progressiste cohérente. Plutôt que de se contenter de faire dans l’ombre des tâches d’organisation, voire d’assumer les risques de l’action directe, dans un contexte où de plus en plus de personnes sont en rupture avec le système, nous pensons qu’il est temps que les formes d’organisation et d’action révolutionnaires s’investissent à visage découvert dans les luttes sociales. Dans une société capitaliste, la crise du logement n’est pas un hasard, c’est une institution nécessaire; elle ne peut être éliminée que si l’ordre social tout entier dont elle découle est transformé de fond en comble. Et c’est bien ce que nous entendons faire.
Quelques positions pour une intervention révolutionnaire dans les luttes sur les réformes
- La détermination de mener la bataille pour gagner, avec combativité et sans enfermer les moyens de lutte dans les limites de la légalité et de l’ordre bourgeois;
- L’audace d’aller au-delà de la simple dénonciation des symptômes de notre situation (néolibéralisme, politiques d’austérité, mépris de la CAQ, etc.), et d’en identifier clairement les responsables (quels groupes de capitalistes ou de leurs allié·e·s, quelle(s) faction(s) de l’État, quelles institutions);
- L’intention d’assumer le dur labeur d’élargir les bases du mouvement de résistance en se tournant vers les groupes sociaux et les personnes qui ont le plus intérêt à ce que l’ordre social soit inversé : les travailleur·se·s non qualifié·e·s et déqualifié·e·s condamnés à la précarité et à la pauvreté, les immigrant·e·s et les prolétaires racisé·e·s, les femmes prolétaires et les prolétaires non conformes dans le genre, les personnes issues des communautés autochtones, notamment;
- La réflexivité nécessaire pour établir de nouveaux comités de lutte autonomes quand les organisations existantes (syndicales, communautaires, étudiantes) présentent des obstacles aux exigences de la lutte, ou sont des agents du défaitisme ou d’inflexibles défenseurs de l’ordre établi;
- La lucidité de ne pas subordonner la lutte à la politique électorale, mais de présenter la démocratie bourgeoise pour ce qu’elle est : un éteignoir de l’initiative populaire et des luttes des masses, et un obstacle à notre émancipation que nous devons surmonter et remplacer par une démocratie véritable;
- Le rejet des illusions de la soi-disant « Révolution tranquille » et de son État-providence, du capitalisme à visage humain, au profit de la société que nous souhaitons établir, une société sans classe sociale, sans exploitation ni domination;
- La volonté constante de s’organiser au sein d’un même mouvement et autour d’une stratégie commune avec les militant·e·s qui partagent ces caractéristiques, c’est-à-dire celles et ceux qui s’engagent dans le combat avec des aspirations révolutionnaires.