Rage Climatique – Première réponse au questionnaire
Julien Lemay
Lev Gurwitsch
À propos du questionnaire
Lors d’un évènement au cours du mois de juillet 2023, Rage Climatique a proposé une série de questions. Rage Climatique (RC) est une organisation écologiste et anticapitaliste jeune, de laquelle nous sommes proches, certain·e·s de nos camarades y participant. La plupart d’entre nous avons d’ailleurs pris part d’une manière ou d’une autre à la campagne contre la COP15 sur la biodiversité (Montréal 2022) menée par ladite organisation, connue à l’époque sous le nom de Coalition Anticapitaliste et Écologiste contre la COP15 (CAEC). Nous voyons d’un bon œil l’attractivité qu’a acquise RC auprès des écologistes radicales/ux organisé·e·s dans des groupes moins radicaux depuis cette campagne, qui fut marquée par des succès idéologiques et de communication, à défaut d’avoir constitué un mouvement de masse populeux capable d’impacter réellement la tenue de la convention.
Considérant les enjeux écologiques comme indissociables de la politique de notre temps, plusieurs camarades de PL ont eu envie de répondre à ce questionnaire. D’une part, certains y ont vu une occasion de présenter de manière synthétique et mobilisatrice les grandes lignes de notre conception d’une révolution anticapitaliste écologique, dans un texte pouvant servir de point d’entrée à la compréhension. D’autre part, des camarades ont eu envie d’entrer en profondeur dans le cœur du sujet, en présentant des réflexions qui alimenteront les envies de celles et de ceux qui, souhaitant dépasser les banalités convenues, cherchent des réponses plus complexes à ces questions importantes. Un questionnaire, deux jeux de réponse, formule peu habituelle, certes; tous·te·s y trouveront, nous l’espérons, un peu d’eau à ajouter au moulin.
That ever I was born to set it right!
Question 1 : Quels sont les angles morts des mouvements écologistes actuels d’après vous ?
I. Les mouvements écologistes et la société civile
Décembre 2022. L’accord historique avait en effet été annoncé en grandes pompes. Les différents acteurs de la COP15, gouvernements, groupes d’intérêts commerciaux et organisations de ladite « société civile », se sont mis d’accord pour acter l’objectif 30×30. Il s’agissait alors de mettre en place, d’ici à 2030, 30% d’aires protégées. Cette victoire proclamée s’accorde avec les revendications du Collectif COP15, étrange agrégat composé de groupes tels que le Hub, Mères au front, Mobilisation 6600, la fondation David Suzuki ou encore les médecins pour l’environnement. Dans son bilan de la COP15, le collectif célèbre que l’accord obtenu contienne le plan 30×30. Le premier ministre Justin Trudeau avait toutefois rassuré les plus inquiets : la protection de l’environnement est bien sûr compatible avec une exploitation responsable des ressources – si bien qu’on finit par se demander de quoi peut-on bien protéger ces territoires. Parmi les organisations les plus dissidentes au sein de l’écosystème des appareils de négociation avec les gouvernements – eux-mêmes acteurs de conciliation avec les intérêts économiques capitalistes – Amnesty International, Survival International et d’autres avaient pourtant déjà émis une critique de cet objectif de 30% d’aires protégées. Ceux-ci expriment des préoccupations quant aux dynamiques coloniales qui entourent le paradigme conservationniste de l’environnement, la mise sous tutelle par des états de territoires entrainant déplacements et expulsions des communautés autochtones, en particulier dans les pays du Sud global. Peut-être pourra-t-on quand même les exploiter de manière responsable ?
Pourquoi, nous demandera-t-on, raconter cette histoire ? Déjà, parce qu’elle rappelle la genèse de Rage climatique qui, en confrontant directement la raison d’être de la COP15, tenta d’affirmer que nous n’étions pas dupes des simagrées des différents acteurs dans les processus de négociation interne au capitalisme sous sa forme libérale. Ensuite, parce qu’elle exemplifie la réponse qui se doit d’être faite à la question des angles morts des mouvements (ou « du » mouvement) écologiste(s), à savoir qu’il n’y a pas d’angles morts, mais qu’il(s) se sont surtout trompés de salle. S’il est populaire de médire des organisations réformistes écologistes qui effectuent le travail ingrat d’éviter que le bateau coule trop vite, au prix de s’avilir en négociant avec Achab, c’est bien en raison des refoulements contre-productifs qui naissent de ces négociations. À la fin de l’histoire, la quête obsessive d’Achab pour tuer Moby Dick (dans l’analogie, « tuer Moby Dick » revient à négocier avec les structures du capitalisme) finit bien par l’emporter avec son équipage vers une fin certaine. Car les enjeux écologiques répondent à une problématique difficilement appréhensible par les parangons de la négociation : celui de la suffisance. La crise environnementale fait partie de ces enjeux particuliers qui doivent se concevoir de manière discrète et non continue (par discret, nous faisons référence à des entités qui se distinguent entre elles de manière nette, les entités pouvant être soit x, soit y, mais aucun « point » qui leur serait mitoyen ou partagé : il n’existe pas de continuité entre elles).
Réaliser que les enjeux en question relèvent d’une telle topologie revient donc à avoir une lecture théorique et stratégique qui n’est pas en contradiction avec sa nature discrète. Dit autrement, sur les enjeux écologiques, politiquement et stratégiquement, il n’y a pas du « mieux », il n’y a que du « suffisant ». Par analogie encore, lorsqu’une voiture roule à toute allure face à un mur, il n’y a qu’un critère d’évaluation des solutions qui s’offrent à nous : ces solutions sont-elles suffisantes pour éviter de percuter le mur ? Le reste n’est que bavardage et distractions. Il faut que les solutions proposées soient suffisantes pour que les boucles de rétroaction positive ne finissent pas par s’emballer, suffisantes pour ne pas transformer l’anthropocène en nécrocène, suffisantes pour ne pas entrainer l’effondrement des processus biochimiques qui régissent l’ensemble du métabolisme du système-terre (par exemple, le dégel du pergélisol qui, en libérant des GES, entraine l’accélération du dégel du pergélisol ).
Il a été mentionné plus haut que le collectif COP15 se définissait comme un regroupement de la « société civile ». L’historique de l’expression et sa polysémie permettent de mieux révéler les contradictions de ce type d’organisation. Elle comporte d’abord une ambiguïté sur laquelle jouent les organismes qui s’en réclament. Sont-elles des sociétés (à entendre comme proche du mot « entreprise ») qui ne sont pas commerciales mais qui défendent des intérêts « civils » ? Et donc relevant d’une catégorie de droit particulière, le droit civil ? Les sociétés civiles entendues ainsi s’inscriraient donc dans le procès de négociation avec l’État. Elles seraient alors partie prenante de l’assemblage d’organisations qui actent la légitimité de l’État comme espace de négociation entre les différents intérêts. Pourtant, prendre l’État comme la forme politique neutre qui régit et arbitre les directions que la société (celle qui est large et informe cette fois-ci) devrait prendre ne devrait pas aller de soi. Il nous semble évident que l’État n’est pas un acteur neutre, il a des intérêts propres – sa reproduction, sa stabilité, l’assurance de sa continuité – qui ne peuvent, par définition, s’aligner avec les intérêts agrégés des groupes et individus qui répondent du faisceau de pouvoir qu’il détient.
Très bien. On répondra alors que nous nous trompons quant à la définition de « société civile ». La société civile, c’est l’ensemble composé des forces qui ne détiennent pas de pouvoir politique direct (à l’inverse des députés ou encore du gouvernement), qui ne défendent pas d’intérêts commerciaux – cela est-il possible ? des intérêts commerciaux négatifs restent des intérêts commerciaux – mais qui s’activent dans un ensemble de causes, présumées progressistes. En somme, des lobbys désintéressés. Mais cette définition n’est pas satisfaisante, car elle devrait inclure les forces qui s’opposent radicalement à cette manière d’articuler le politique, i.e. comme un mouvement de pression s’inscrivant dans la dynamique intérieure de la société. Ce qui est habituellement contenu par l’expression « société civile » – et le Collectif Cop15 le montre bien – semble pourtant se poser en opposition à ces franges plus radicales. Comme s’impose à la société civile une nécessité de respectabilité, de civilité, elle tend à systématiquement devoir se distinguer des discours radicaux, rendus inaudibles. La société civile en ce sens est donc un agent de neutralisation des volontés de changement qui dépassent le statu quo.
L’expression « société civile » revêt une dimension ironique quand on la prend sous une autre forme, celle développée par Antonio Gramsci. Ce dernier, dans sa théorie de l’État et de l’hégémonie, définit l’État dans sa dimension étroite comme étant la « société politique ». Société politique (ou « État », donc) qui incarne le moment de la force, le moment de la coercition. C’est le fameux monopole de la violence légitime de Weber, le souverain de Hobbes, la raison qui se réalise dans l’Histoire de Hegel. Il s’agit des réseaux dirigeants et dominants (et cette définition nous semble relativement consensuelle). Mais Gramsci y oppose la « société civile », laquelle comprend un réseau implexe de fonctions qui servent la reproduction, principalement idéologique, du régime de société que ce dernier subsume (nous concernant, le capitalisme principalement, mais aussi, assemblés de manière composite, l’impérialisme, le patriarcat et le colonialisme, même si ces derniers, sous le poids des discours négatifs, semblent plus prompts à fissurer devant certaines de leurs contradictions). La société civile, pour Gramsci, c’est l’organe composé des intérêts privés et institutionnels (comme l’éducation), parfois contradictoires, qui œuvrent à la fonction d’hégémonie. Société civile et politique sont ainsi les deux composants de la superstructure qui permettent à l’infrastructure de se perpétuer. Triste ironie donc, de s’autoaffubler du rôle de reproduction de l’hégémonie lorsque l’on prétend la combattre ou la réformer. Si la distinction gramscienne se veut être « méthodique » et non « organique », dans la réalité matérielle, les deux se confondent allègrement. Nous en voulons pour preuve, si évidente qu’il serait pêché de ne pas la mentionner, la défection du ministre Steven Guilbeault. La proximité entre la définition gramscienne et la deuxième définition que nous avons donnée de la société civile nous semble frappante.
Si ladite « société civile » crée de l’homogénéité dans le mouvement écologiste, c’est bien parce qu’elle construit l’hégémonie. Mais les démonstrations sémantiques qui précèdent ne semblent pas suffisantes pour apporter la preuve de cette affirmation. Ce n’est pas parce que Gramsci a dit qu’il a raison. L’argument appelle donc à la démonstration, laquelle ne peut être empirique – elle serait trop faible. Elle doit donc être théorique. Analysons la dynamique entre ce que nous appellerons « mouvement écologiste », (entendu comme les forces qui produisent du discours et de l’action large) et l’État, donc, d’après Gramsci, le mouvement intérieur de la dynamique, ici contradictoire, de l’hégémonie (il ne s’agit pas d’une pétition de principe, nous en faisons la démonstration). Le mouvement écologiste appelle à la responsabilité et à la correction écologique des gouvernements, responsabilité sous-tendue par des objectifs concrets, contenant entre autres le respect de la biodiversité, l’arrêt du massacre écocidaire, la neutralité carbone ainsi que l’arrêt de la surproduction pour les plus courageuses. Donc une transition vers un modèle économique et productif qui ne dépasse pas continuellement la reproduction métabolique de la Terre (à une autre époque, nous aurions utilisé « nature » à la place de Terre, mais recourir à ce terme nous obligerait à discuter ses connotations théïsantes). Il appelle l’État à se modifier, en tentant de peser sur le discours général, sur le vote et sur les orientations politiques. Jusqu’ici, fonctionnement normal de la démocratie libérale sous régime capitaliste. Sous certains aspects, ces méthodes ont pu donner lieu à des gains importants lorsqu’elles étaient utilisées par d’autres causes (luttes féministes pour le droit à l’avortement ou pour la reconnaissance du harcèlement sexuel, lutte des droits civiques aux États-Unis). Mais les revendications écologiques fonctionnent de manière substantiellement différentes.
Premièrement, comme nous l’avons vu, elles sont topologiquement soutenues par un critère discret de suffisance strict. Soit le monde possible est vivable et heureux, soit il ne l’est pas. Deuxièmement, leur extension finale ne concerne pas des droits particuliers ni généraux. Il s’agit d’adosser l’évolution des sociétés humaines aux limites physiques, de façon qu’elles soient pérennes, que leur développement ne déséquilibre pas les écosystèmes où elles s’inscrivent. Il ne s’agit donc pas de droit. De toute évidence, les discours écologiques comportent aussi des dimensions sociales, locales et éthiques. Mais, en dernière instance, c’est bien la discordance entre le modèle de production, polluant et excessif, et les limites physiques qu’il s’agit d’adresser. C’est bien pour cela que l’écofascisme peut exister, car, s’il peut être cohérent (rien n’est moins sûr), il aspire à répondre à cette même problématique. Le mouvement écologiste entretient donc un rapport confrontationnel-collaborateur depuis l’intérieur de la superstructure. « Confrontationnel » pour lui demander de se modifier, « collaborateur » lorsqu’est entamée la modification.
II. La croissance comme verrou à la lutte par l’intérieur
Le mouvement écologiste appelle l’État, la société politique, à se réformer, c’est-à-dire à métamorphoser son fonctionnement de manière à abolir la désunion entre la société existante et le fait matériel. Nous devons ainsi nous demander quelles pourraient être les fonctions de l’État qui seraient affectées par lesdits changements. Ce que nous appelons « fonctions », au plus haut sens, correspond à l’ensemble d’opérations qui justifient l’existence de l’entité qui les réalise (par exemple, le cœur existe parce qu’il pompe du sang, c’est parce qu’il pompe du sang que le cœur est là). S’impose alors de comprendre ce qui justifie l’existence de l’État, de savoir quelles pourraient être les fonctions qu’il opère qui justifient son existence.
Pour ce faire, il faut regarder l’historique des fonctions qu’ont opérées les États et qui, ce faisant, ont permis leurs existences fonctionnelles. La question des origines de l’émergence des États modernes dépasse largement les ambitions du présent article, lequel devra donc recourir à des simplifications malheureuses. Comme d’autres l’on fait avant nous, nous pouvons néanmoins prendre l’exemple anglais du mouvement des enclosures, entre le XIIe et le XVIIe siècle, comme établissant les prémices d’une interface entre l’articulation, par l’État, du droit dans la modernité et de la propriété privée. Le mouvement des enclosures fait référence au grand mouvement en Angleterre qui abolira la propriété collective et l’utilisation commune des terres (agricoles en particulier) et qui, non sans résistances – en particulier celle des femmes –, fonde le droit moderne anglais dans la propriété privée. Ce droit nouveau fige la fonction de l’État et vient acter le découpage du territoire comme possession-marchandise. Lorsqu’il est érigé-réifié comme marchandise, le territoire se retrouve alors soumis à l’impératif du rendement. L’entièreté des rapports sociaux l’entourant se trouve médiée par cette réification. La valeur-prix du territoire se dévoile alors comme source d’un double problème. Le premier est évident, c’est qu’il transforme le rapport à la terre en un rapport d’exploitation[1]. Le deuxième, c’est que cette création de valeur est presque nécessairement connectée à une dette. La plus-value extractive du territoire appelle en effet à la création de nouvelle monnaie qui se présente sous forme de créance.
Le fondement du droit qu’opère l’État, qui répartit la propriété par sa privatisation, devient alors un fondement à la dette et à la nécessité de la croissance de l’exploitation lucrative du territoire. L’État capitaliste s’articule ainsi comme l’opérateur d’un droit à la propriété privée. La fonction de l’État correspond donc au maintien et à la négociation à l’interne du régime de propriété privée. C’est le fait d’opérer cette fonction qui justifie son existence au sein du système plus large qu’est la société dans son entièreté.
Or, le maintien de la propriété privée par la dette impose ainsi la croissance comme nécessité à l’opération de cette fonction. Si la croissance économique relève d’une abstraction comptable, elle s’adosse nécessairement à un fait matériel (l’affirmation nécessiterait une nuance qu’il nous est impossible de développer ici, notamment depuis l’extrême financiarisation du capital datant de la deuxième moitié du XXe siècle). Ce fait matériel peut se réduire schématiquement ainsi : la production d’une nouvelle unité dans le monde nécessite une quantité donnée d’énergie. Pour produire une porte, il faut l’énergie humaine d’une bûcheronne, l’énergie électrique des machines de transformation, l’extraction du minerai pour faire les charnières, l’énergie thermique pour les fondre, le transport, etc. Nous pouvons séparer en deux catégories le type d’énergie ainsi produite. Une première partie correspond à l’articulation métabolique du système-terre (le soleil fait pousser l’arbre dont est issu le bois, une partie de ce bois se fossilisera et finira par devenir un consommable pour une énergie carbone utilisable). Une deuxième partie de l’énergie (plus petite) est produite par les humains. Tout objet de croissance réel est donc, en dernière instance, une quantité d’énergie donnée, nécessairement fournie en partie par des êtres humains. Il y a donc un rapport causal entre la production énergétique et la croissance.
Figure 1 : La production énergétique de 1800 à nos jours et ses sources
Une croissance exponentielle de l’économie forme ainsi un couple en codépendance avec la croissance énergétique. Une analyse empirique de la production énergétique et de la croissance économique montre cette codépendance (voir fig. 1). La fonction de l’État, par transitivité, correspond donc à entretenir une telle croissance énergétique. Devant ce constat, bien connu des gouvernements, deux contre-arguments surgissent ponctuellement : (i) il est possible de découpler la croissance économique et énergétique ; (ii) il est possible de transitionner vers une production énergétique qui soit « verte ». Déconstruire extensivement ces deux objections à la nécessité du problème du couple croissance/énergie (l’objection (i) nie la nécessité, l’objection (ii) neutralise sa gravité) nous serait trop long ici. Nous pouvons toutefois dire que (i) n’a aucun appui empirique tant que l’on regarde la croissance du point de vue international[2] et que pour (ii), il suffira à la lectrice d’observer l’évolution énergétique dans la fig. 1 pour se convaincre du contraire. De plus, ces arguments ne prennent pas en compte l’épuisement des ressources qui ne contribuent pas directement à la production énergétique, à savoir les matières premières comme le bois ou le métal.
Si les options (i) et (ii) ne sont pas disponibles comme solution pour l’État, sa fonction – existentielles donc – d’assurer la croissance s’en trouve compromise. Comme l’opération de cette fonction justifie son existence, l’État, qui cherche à se maintenir, est donc en danger existentiel dès que le problème du couplage énergie/croissance est soulevé. Or, nous l’avons vu, le mouvement écologiste, s’il est conséquent, opère en demandant à l’État de sortir d’un tel mode de production qui repose sur une production énergétique mortifère. Il y a donc contradiction dans la méthode du mouvement écologiste, car demander à une entité d’arrêter d’opérer la fonction qui légitime son existence est une absurdité. Le mouvement écologiste se rend ainsi aveugle aux contradictions du capitalisme, persuadé qu’il est possible de le réformer. En toute exactitude, nous pourrions accepter qu’il soit, au moins logiquement, possible d’entamer un processus de réformisme révolutionnaire afin de dépasser la contradiction de la croissance infinie dans un monde fini. L’option nous semble bien plus improbable et périlleuse que la voie révolutionnaire. Mais quoi qu’il en soit, ce n’est pas la marche que suit le mouvement écologiste, qui se répand plutôt en suppliques auprès des gouvernements et des États, lesquels ne contreviendront jamais d’eux-mêmes à leur nature. C’est pourquoi les tactiques qui tendent à vouloir se rendre crédibles auprès des instances décisionnelles sont paralysantes et actent le verrouillage desdites institutions. Elles obscurcissent la dynamique nécessaire d’une lutte contre les fonctions propres de l’État et viennent le légitimer en s’organisant comme un des maillons de la négociation interne au capitalisme et à l’hégémonie.
Quels sont donc les angles morts des mouvements écologistes ? Ils sont victimes de la dissonance cognitive de croire que leur bourreau peut aussi être leur bienfaiteur. L’État, à qui ils réclament l’arrêt de l’autophagie de la société, ne peut accéder à cette requête sans s’autodétruire. Il s’agit de pointer vers les véritables causes du désastre en cours : c’est bien la dépendance au régime de propriété et de croissance qu’il s’agit de surmonter. Et le mouvement écologiste semble trop investi à l’intérieur de la superstructure pour surmonter cette contradiction.
Question : 2 Quels sont les liens entre écologisme, anti-oppression et anticapitalisme ?
I. Matérialisme, féminisme, intersectionnalité
L’interdépendance et l’intrication des diverses structures de pouvoir dans une formation sociale déterminée sont devenus dans les soixante dernières années un objet de recherche de choix, et à raison. Les études critiques du genre, par exemple, quand elles ont tenté de se saisir de leur problématique à l’aune des dynamiques coloniales et impériales ont franchement innové en toutes sortes de matières. Il n’est plus possible de naturaliser le système de normes genre/sexe patriarcal ; c’est la coconstitution et la cosubstantialité des différents rapports de domination et d’exploitation qui ne peuvent plus maintenant être niées. Notre matérialisme met de l’avant une histoire du développement conjoint des modèles oppressifs et d’exploitation, s’appuyant l’un sur l’autre, et où les différents aspects des phénomènes sociaux et économiques ont des rapports déterminés. Différentes tendances de la pensée de gauche, telles que le féminisme décolonial, nous habituent à penser aux rapports sociaux comme à des blocs : en termes marxistes, on dirait par exemple que la famille hétéropatriarcale est le modèle de reproduction des forces productives s’étant majoritairement conjoint à la production capitaliste comme au féodalisme et à beaucoup de ce qu’on a appelé gauchement des « modes de production asiatique ». Or, il ne s’agit pas de blocs séparables, détachables sans qu’ils ne soient par le fait même transformés. Il est des patriarcats spécifiques aux féodalismes européens, aux modèles esclavagistes grecs antiques, etc. (la question de savoir s’il y a un patriarcat par classe est d’intérêt, mais sort franchement de notre propos). Le patriarcat existe depuis bien plus longtemps que le capitalisme et lui a survécu dans les « socialismes réels » du vingtième siècle.
De la même manière, le genre comme phénomène social macro, est non sans lien avec les catégories raciales : la famille appelle la patrie. Beaucoup de peuples colonisés ont vu leurs rapports genrés transformés par la colonisation européenne : l’uniformisation coloniale des formes de vie implique à la fois de trouver une manière de produire des unités de consommation et de reproduction de la force de travail dont pourra profiter le capital (la famille, souvent assistée dans son développement comme rapport dans une formation sociale colonisée par l’idéologie religieuse coloniale) et de transformer les personnes travailleuses œuvrant sous des rapports non capitalistes en salarié·e·s capitalistes (ceci se produit dans un même processus que celui qui les transforme en personnes consommatrices des marchandises capitalistes, et n’est donc pas sans lien avec la famille). L’imposition de formes de vie vient également avec l’imposition de valeurs et de référents culturels, ainsi que de préceptes idéologiques, lesquels sont relativement indépendants, mais répondent en dernière instance des mêmes conditions et exigences.
II. Dépasser le marxisme comme fiction
Quoi qu’il en soit, la transformation des travailleuses non capitalistes en capitalistes mériterait pour chaque cas de longs développements. En effet, de la même manière qu’il faille aujourd’hui considérer comme faisant partie de la doctrine marxiste le produit des recherches concrètes menées par des marxistes sur le passage « immanent » des sociétés féodales aux sociétés capitalistes, il importe de considérer les manières par lesquelles 1) l’émergence du capitalisme en Europe de l’Ouest a lieu dans une économie relativement mondialisée ; 2) la production par la politique et l’économie européennes de sociétés capitalistes en Afrique, en Asie, en Europe de l’Est, en Océanie et dans les Amériques est connaissable et étudiée à la fois comme processus « venant de l’extérieur » (par imposition pure et simple) et de l’ « intérieur » (par transformation motivée d’institutions, de rapports, etc. par des instances « immanentes » à la « nation »). C’est-à-dire que 1) l’économie capitaliste à laquelle s’intéresse la critique marxiste de l’économie politique trouve des déterminations extrinsèques non seulement dans son passé saisi en tant que sa prime genèse, mais avec ce qu’elle considère être son passé et qui lui est contemporain (les modes et rapports de production « désuets » qu’elle aspire à remplacer) ; 2) le capitalisme a un rapport déterminé aux différentes formations nationales dont les peuples sont sa substance, et l’histoire de ces rapports en dévoile possiblement l’interconnexion (par exemple, le développement de l’économie mercantile, puis capitaliste, aux Antilles et dans la vallée du Saint-Laurent entretiennent des rapports historiques objectifs – profits canadiens sur des plantations caribéennes dès la période française par exemple).
Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de mettre cette seule lunette économique pour constater l’interdépendance relative des formations sociales en contemporanéité (autonomie relative de la circulation des valeurs esthétiques, ou des connaissances scientifiques par exemple). Sous tous ces aspects, on observe néanmoins qu’en tant qu’internationalistes, notre opposition au capitalisme trouve une caution redoublée ; en tant qu’anticapitalistes, notre aspiration non nationaliste s’en trouve motivée.
III. L’anticapitalisme comme urgence
Le développement de rapports capitalistes entre les humains a très vite été saisi par Marx comme une transformation du rapport de l’humain au non-humain. En effet, des manuscrits de 1844 où il commente ses premières lectures d’économie politique jusqu’au Capital, l’observation la plus notoire est l’assertion imprécise que le capitalisme produit des rapports humains entre les choses (les marchandises émergeant du travail vivant, s’échangeant dans un espace d’interrelation mutuelle) et des rapports de choses entre les humains (les personnes travailleuses sont absolument interchangeables, servent la marchandise et s’abolissent en elle). Le rapport aux choses qu’induit l’émergence d’une problématique écologiste est certainement au moins un peu distinct de celui de la personne travailleuse aliénée à la marchandise.
Nous indiquions très généralement dans notre précédent numéro (« Vocabulaire pour la sortie du capitalisme »), à propos de la contradiction entre l’être humain en tant qu’il vit en société et l’être humain en tant qu’il vit en écosystème : « Les contradictions sociales (Capital-Travail ; Travail productif-Travail reproductif ; Pays impérialistes-Pays dominés par l’impérialisme) ne sont pas essentiellement distinctes des contradictions de la société et du monde où elle s’établit. En effet, l’opposition nécessaire à poser pour la résolution du problème écologiste n’est pas à notre sens celle de l’industrie à l’environnement, d[e la] bûcheron[ne] à l’arbre, du plastique à l’océan, mais bien une opposition interne à l’industrie, qu’elle soit entre la production et les ressources ou l’activité productive et la qualité de vie. On peut néanmoins tout à fait concevoir que la simple résolution de la contradiction capital-travail ne garantit pas en elle seule la transition écologiste. » Il va sans dire que les oppositions telles que celle du « plastique à l’océan » ne sont pas rien. Seulement, il faut les regarder comme un moment du déploiement contradictoire d’un processus qui lui, à notre sens, est plus intéressant à situer dans l’« industrie » humaine (dans le sens général du travail socialement nécessaire, en tant ici qu’il s’oppose au social).
Ce qui déséquilibre les écosystèmes dans lesquels on s’inscrit relève de la « direction de la production ». S’il n’est pas dit a priori que les personnes travailleuses organisées pour prendre les choix concrets dans la mobilisation des efforts laborieux (faut-il, et le cas échéant, comment peut-on, exploiter telle ressource ; quelle quantité d’x ressource peut-on prendre sans l’épuiser ; etc.) serait nécessairement plus écologistes qu’une classe séparée de la production concrète, il est absolument indéniable qu’en l’état, la bourgeoisie est incapable d’assurer d’une manière écologiste la production (se référer à la réponse à la première question). Il n’y a pas de demande pour l’automobile avant l’automobile, il y a l’intérêt de se déplacer plus rapidement, peut-être. C’est évidemment le choix quotidien de chacune qui conduit à prendre la voiture, mais chacun·e n’a pas décidé du développement des infrastructures liées au transport et à l’urbanisme par lesquelles il est plus aisé de se rendre où que ce soit en voiture. Et ce sont évidemment les États et municipalités qui ont commandé la production des routes, mais il ne nous semble pas nécessaire de défendre ici qu’il est des rapports de détermination inscrits dans des dynamiques concrètes et identifiables entre les intérêts du capital (dans l’industrie automobile et du pétrole, par exemple) et les politiques publiques de développement infrastructurel, entre autres.
Est-il néanmoins possible que le capitalisme s’oriente vers des politiques écologistes, et si oui, comment ? Il le ferait naturellement si le facteur de risque, d’aggravation de la situation, était effectivement représenté dans la valeur – à savoir que la difficulté engendrée par les contrecoups écologiques de tel ou tel acte économique s’inscrirait dans un régime d’équivalence avec le travail comme valeur. Mais la médiation entre l’acte d’acheter 80 $ d’essence et la fonte des glaciers est telle que le marché ne peut en l’état représenter aisément la quantité de travail que rend nécessaire la consommation des marchandises en regard de son impact écologique. Il faut ainsi que la valeur puisse s’appuyer sur un régime d’équivalence entre le travail et la catastrophe. Des stratégies incitatives et dissuasives conçues par les États pour répondre à ce genre d’impératifs nous semblent au moins insuffisantes, au pire, contreproductives (pensons à la proposition du système de crédit carbone).
Reste que la droite est capable de se saisir du thème écologiste pour faire du millage catastrophiste. Les droites extrêmes, y compris conservatrices, gaullistes, républicaines, dans certains espaces politiques décentrés vers la droite, ont en effet tout à gagner à ce que le sentiment de désastre ne trouvant pas d’exutoire positif dans une proposition politique s’attaquant frontalement au problème de la production capitaliste, se déverse dans une panique sécuritaire, laquelle laisserait tout l’espace à l’État et aux grandes corporations pour – dans la moins pire des possibilités – une réorganisation écocompatible de l’économie capitaliste. Pour l’instant, la droite mainstream se situe dans la catégorie des insuffisants ; il n’est pas dit que les écofascistes (de groupes existants comme de formations d’extrême droite qui évolueraient au fil des crises) n’y seraient pas non plus. Quoi qu’il en soit, l’effet d’une telle convergence de fractions de la bourgeoisie (les industriels « verts », tout d’abord, y compris les entreprises d’État) autour d’un projet autoritaire, explicitement ou pas, ressemblerait probablement au pire de ce que la gestion de crise capitaliste nous a donné à voir dans les dernières années.
Question 3 : Comment peut-on alors parvenir à un système écologiste, anti-oppressif et anticapitaliste ?
Exactement à l’inverse de la gestion capitaliste des crises se trouve l’option populaire. Dans le fait, ce sont nos voisin·e·s, nos ami·e·s, ce sont tellement de gens de notre classe que nous ne connaissons pas qui produisent et livrent la nourriture en temps de pandémie ; ce ne sont pas les fonctionnaires qui éteignent les feux de forêt ; et ce ne sont ni les médecins ni la classe investissant en pharmaceutique qui produisent les médicaments. C’est nous qui effectuons le travail : la coordination de nos efforts devrait être régie par notre choix. Qu’il s’agisse du travail imposé par les situations de crise ou du travail en général en tant qu’il impacte les écosystèmes dans lesquels on s’inscrit, ce qui a été dit plus haut nous amène à postuler qu’il saurait mieux se diriger de lui-même que de répondre aux exigences du capital.
Concrètement, il s’agit que cessent de telles habitudes que l’exploitation déraisonnée des ressources pour produire des marchandises (sur lesquelles on n’a d’autre droit de cité que de prendre ou s’abstenir), ou que la pollution désinhibée des airs et des eaux (particulièrement mais non seulement en ce qui concerne les gaz à effet de serre). La proposition historique du communisme d’une forme ou d’une autre d’économie de commande nous semble prendre en ce sens un intérêt renouvelé : le comportement de la personne consommatrice rationnelle ne constitue en toute vraisemblance pas la base d’une éthique écologiste de l’agence économique.
Or, transformer en ce sens la société, c’est un programme qui n’a pas trouvé de marche à suivre définitive. En effet, toute l’histoire de la gauche est traversée par cette difficulté, dont un des aspects est : faut-il se saisir du pouvoir de l’État d’abord ou faut-il imposer « par le bas » notre option ? Nous avons commencé de développer ailleurs (« Ébauche à une stratégie révolutionnaire », « Vocabulaire pour la sortie du capitalisme », dans Première Ligne, no 1, mais aussi antérieurement, et avec d’autres camarades, dans Pour une écologie révolutionnaire (CLAC, 2022)) notre position qui se résume à peu près ainsi : c’est en tant qu’autre de l’État capitaliste, ainsi que nous l’avons vu dans la réponse à la première question, qu’il faut s’opposer à lui, et non en son sein et selon ses règles ; il faut s’opposer à lui comme peuple — et non seulement comme groupe — qui refuse la domination et l’exploitation capitalistes ; en ce sens, la fin du pouvoir bourgeois est la condition de possibilité de l’anarchie, du communisme ; mais le développement de nos forces dans l’opposition, en tant que nous voulons nous développer dans et par la lutte et n’attendre pas le « moment propice » pour dévoiler nos ambitions révolutionnaires, implique effectivement de ne sortir jamais du « travail par le bas » tant qu’il y aura de l’ « en-bas » et de l’ « en-haut ».
I. La révolution à même la révolution
S’il est vrai que nos gestes sont porteurs de mondes possibles, il n’est pas moins vrai que la possibilité du communisme n’est pas le communisme, et c’est pourquoi nous disons : la transformation sociale est la forme et le contenu de la transformation sociale. C’est-à-dire, contre les promesses floues de la droite verte comme de la gauche rouge pâle, que nous ne nous satisfaisons que de politique en acte. Nous ne voulons pas donner notre vie à faire élire un parti communiste qui trahirait le peuple comme il l’a toujours fait ; nous ne voulons pas faire naître des mondes possibles sur des parcelles peu chères de la Laurentie sans s’assurer qu’elles sont effectivement le laboratoire de vies nouvelles dont l’expérience saura enrichir plus que notre néo-ruralité ; nous refusons de considérer que notre seule option pour changer la vie est de se fossiliser dans le roc de l’État, dans une fonction d’opposition interne, que ce soit dans le milieu communautaire ou dans un ministère providentiel. Nous ne savons pas si c’est au présent que nous pouvons parler de communisme, mais il se peut qu’il n’y ait rien de révolutionnaire à attendre d’être certain·e·s de pouvoir en parler. Il est des rapports transformés, nous les vivons au jour le jour dans les moments de solidarités, de don désintéressé, dans la compersion polyamoureuse peut-être ; nous vivons la transformation de toutes sortes de rapports quand on se réunit pour s’organiser sans autre intérêt que l’amélioration des conditions de sa classe.
Toutes les considérations mentionnées plus haut ne prennent sens qu’au contact concret de la lutte, et ne peuvent prendre forme qu’en elle. Nulle théorisation sur les modèles de prise de décision collective ne se vaut qu’éprouvée, nul plan d’action foireux ne se vaut sans sa réalisation ; et bien que la théorie semble encore condition de possibilité, du moins dans une certaine mesure, de la pratique, les fantasmes d’imposition d’un modèle déduit a priori de la nécessité théorique qui se dégagerait de la situation ne pourront qu’être amèrement déçus ou satisfaits dans le crime[3].
Nous pourrions vous dire qu’il faut des soviets pour se substituer au pouvoir bourgeois, qu’il faut que les syndicats s’organisent pour mettre fin aux projets polluants, qu’il faut des organisations fortes qui visent à se dissoudre dans le mouvement réel qui abolit l’état des choses ; mais c’est là un de ces scénarios schématiques, qui prend acte d’un certain nombre de réalités, fondé sur une théorisation particulière et située du pouvoir bourgeois (la nôtre). Autant de telles conjectures sont-elles absolument nécessaires, il nous importe plus ici de faire comprendre que nous ne nous reconnaissons pas la caution épistémologique de mettre de l’avant les nôtres, et ne nous la reconnaîtrons de plus en plus à condition de s’engager dans la lutte des classes jusqu’à des situations qui nous permettent de mettre à l’épreuve nos théories portant au plus immédiatement sur l’organisation non-capitaliste.
Évidemment, à terme moyen, un mouvement écologiste conséquent diffuserait de manière vaste et concertée des mots d’ordre informés et du discours de vulgarisation. Il s’agit de comprendre et de diffuser les limitations qu’imposent la finitude des ressources et la gravité de notre impact sur les écosystèmes auxquels nous participons. De là peut naître une multitude de débats et de discussions informées sur les mesures d’une décroissance concrète. Rendre vraisemblable non pas un de ces plans, mais le monde possible où ils se déploient est l’enjeu idéologique central dans l’opposition d’un écologisme révolutionnaire à l’État, du moins en tant qu’on s’oppose à l’aspect cynique de l’idéologie dominante. Il s’agit essentiellement de porter, à grande échelle, la critique développée dans la seconde partie de notre réponse à la première question partout où des possibles contradictoires au capitalisme jaillissent et sont étouffés.
Une fois informé des limites indiquées par la science de l’environnement, le débat sur la direction de la production ainsi que toutes sortes d’autres « choix de société » n’en est pas arrêté pour autant. Il est des dilemmes inquiétants sur des sources d’énergie diverses (à la fois quant à leur danger, leur « propreté », l’éthique du recours à elles). Généralement, ni la forme ni la distribution dans l’activité productive des énergies (humaines, électrique, etc.), ni la finalité en vue de laquelle l’énergie est distribuée, ainsi que la manière, les quantités allouées, même amoindries par l’au revoir aux énergies fossiles (dont la forme n’est pas non plus donnée dès qu’on a dit, comme plus haut, qu’il n’impliquerait pas l’État capitaliste), ne doivent échapper au débat et à l’arrêt des instances et structures (y compris « informelles ») de la révolution.
Quel que soit la manière qu’une société a par ailleurs d’assurer la prise de décision en matière de planification économique sans usurpation à quiconque de son droit de participer à la res communis, elle devra par exemple déterminer les manières que des procédures démocratiques débouchent sur des décisions écologistes et légitimes. Ainsi, toutes sortes de problèmes seront reconduits dans les instances de la politique et de l’économie auxquelles on renvoie. Il s’agira par exemple de déterminer comment négocier l’exigence de confort avec la limitation des ressources. En effet, une tension interne à la production par l’humain de la vie humaine est qu’il n’est pas impossible que, toute chose étant égale par ailleurs et sur une société tout entière, la qualité de la vie soit inversement proportionnelle au temps disponible pour en jouir. Dans une perspective émancipatrice, il s’agirait de produire des situations où l’éco-personne-de-l’anarfutur non seulement sera, dans la prise de décision, responsable de son existence (individuelle, sociale, communautaire, etc.), mais participera au processus politique de désignation de l’option préférable quant à un choix donné en considération de la multiplicité et de l’hétérogénéité de ses impacts, identifiant par le fait même ses intérêts propres à ceux des autres vivants (y compris des humains).
C’est pourquoi la révolution écologiste ne doit pas être un processus qui attend la prise de pouvoir politique pour s’attaquer au capital pollueur et à l’État minier, pilleur et colonial du soi-disant Canada. Notre meilleure chance que du lien réel soit créé entre les populations concernées par la crise écologiste, c’est qu’elles se rencontrent dans la lutte, par l’intermédiaire des organisations et personnes mobilisées. C’est aussi pourquoi elle ne doit pas non plus être, comme l’a été l’écoterrorisme d’une séquence antérieure de l’écologie politique, une collection d’aventures isolées d’éléments conscientisés. Cette voie isole malheureusement plus qu’elle ne rassemble, et nous semble répondre plutôt à des exigences morales qu’à des impératifs stratégiques.
II. Organisation, décentralisation
Conscient·e·s que nous sommes des limitations de nos appréhensions situées du monde, la structuration de la participation à la décision politique en considération des oppressions multiples et de la marginalisation de toutes sortes de catégories sociales peut être réfléchie dans l’abstrait, mais en situation, ce sont les rapports réels des groupes et des personnes qui se structurent dans la nécessité de l’événement politique (telle ou telle mobilisation écolo). Par exemple, il s’agira d’aller travailler auprès des réfugié·e·s climatiques organisé·e·s comme il s’est toujours agi d’aller travailler auprès des organisations de personnes travailleuses migrantes (ce à quoi nous ne sommes, chose certaine, résolument pas doué·e·s).
Il faut observer que les populations qui participent présentement à différents processus révolutionnaires sont à l’avant-garde de l’organisation politique d’extrême gauche soit en matière d’écologie (pensons aux Kurdes) ou de réaction aux catastrophes (pensons aux Philipin·e·s). Le souvenir lointain et doux-amer d’une internationale de l’extrême gauche organisée, nous l’espérons, ne doit pas nous garder d’espérer qu’il existera des modes par lesquels il sera possible d’apprendre des organisations les plus avancées, ainsi que par lesquels l’échelle internationale des catastrophes pourra commencer d’être problématisée concrètement. Les voies concrètes par lesquelles ces aspirations se concrétiseraient sont toutes à trouver à même la lutte des classes, et il s’agira à moyen terme d’apporter un effort conséquent à la solidarité internationale[4].
Nous avons qui plus est tout à gagner à faire le rapprochement entre certaines habitudes de la pensée virile et l’écocide. Il est vrai, comme l’indique l’écoféminisme, que des rapports sérieux sont à établir entre le droit viril sur les corps et les tendances des formations sociales capitalistes-patriarcales à l’écocide. La perspective écocommuniste de changer la vie doit prendre d’un seul bloc, à bras le corps ce qui doit être transformé dans nos modes de vie pour qu’ils correspondent avec les exigences de l’écologie en même temps qu’avec les exigences des politiques anarchistes strictement interhumaines ; et nous espérons bien qu’avec le mode de vie centré sur la voiture et la production gaspilleuse sera mise en cause, par exemple, la famille patriarcale contemporaine (l’unité de consommation famille-ménage pourrait en effet bien être rompue par les modes spécifiques de distribution dont des socialismes libertaires voudraient faire l’expérience).
Quand même nous ne croyons pas qu’une organisation doit diriger la sortie du capitalisme à une échelle déterminée (grand Dieu non !), nous croyons que la seule manière de sortir de la succession des campagnes est de former des organisations écologistes puissantes sur des bases anticapitalistes, antiracistes, féministes intersectionnelles. Nous croyons qu’une révolution écologiste n’est pas concevable sans une mobilisation massive, laquelle s’inscrit dans une situation où les classes dirigeantes cessent de pouvoir diriger comme à l’ordinaire. Cette mobilisation doit être le lieu même où la vérité de la politique écologiste non capitaliste est produite démocratiquement. Le processus révolutionnaire n’est pas autre chose que cette émancipation non seulement proclamatrice mais en acte, à savoir que les soviets doivent avoir le pouvoir d’exproprier les raffineries, de réorganiser l’approvisionnement, etc.
La forme que prend le processus révolutionnaire doit être en soi émancipation et pluralisme : il ne faut pas tolérer les discours des socialismes de bureaucrates qui veulent que la production doive être à tel taux avant que tel ou tel aspect de l’État soit en désuétude. Pour un tenant du socialisme de marché à la chinoise ou de l’étapisme économiciste à la soviétique, il ne sera jamais temps pour plus de démocratie directe, pour la gestion absolument ouvrière-collective des lieux de production, etc. Nous qui luttons sous le capitalisme contre lui aspirons à organiser la révolution, mais la révolution doit être ce geste par lequel il n’est d’organisé·e qui ne puisse aussi immédiatement devenir organisant·e. La confrontation de cette exigence à la concrétude de la lutte oblige nos organisations à réfléchir sérieusement de telles choses que la démocratie, les mandats, la représentation, la redevabilité, etc.
Il s’agit donc non seulement de mettre en place une politique au contenu écologiste, mais que le processus de transformation soit, et débouche sur, une structure de la direction de la production qui permette aux enjeux d’être exprimés dans toute leur complexité.
Question 4 : Comment voyez-vous le rôle que devrait prendre Rage climatique dans la mise en place d’un système comme celui-ci ?
Quel est le rôle d’une organisation écologiste et anticapitaliste dans la lutte pour un monde post-capitaliste ? Tout le sel de l’organisation politique est à miner dans cette tension entre le développement autonome de la lutte par elle-même, en son sein, et le nécessaire travail de direction des actions des révolutionnaires dans la lutte, lequel nécessite des formes déterminées démocratiquement et du travail théorique. L’organisation est l’unité dialectique de ces contraires à pôles multiples, et la révolution à travers laquelle elle se dissout dans le mouvement de masse est la subsomption de ladite contradiction.
Le mouvement écologiste pourrait a priori sembler le terrain idéal pour la confrontation totale avec l’ordre bourgeois. Comme nous l’avons dit en réponse à la première question, il faudrait pour cela d’abord qu’il réalise qu’il fonctionne comme le verrou qui empêche un dépassement des contradictions internes du capitalisme sous ses aspects qui concernent l’écologie. C’est en actant que notre présent ne contient pas les possibilités de se modifier que le mouvement ouvrirait alors la voie vers un imaginaire qui nous appartient en propre. Néanmoins, comme le mouvement pour le désarmement nucléaire avant lui, avec lequel il partage d’être un mouvement qui prétend s’opposer à la possibilité de l’annihilation (d’une partie) de la vie (humaine, entre autres), le mouvement écologiste n’a pas eu sa proposition positive (l’anarchie !, le communisme !), ses processus de réalisation (le socialisme libertaire ! le « socialisme » pas nécessairement libertaire !). Il semble en effet qu’il faille, pour un projet politique écologiste qui vise une échelle déterminée, qu’il soit négatif (opposition à tel projet-machin-chose-dégueu qui-tue-des-grenouilles), soit « hébergé » par des libéraux en vert (sous-traitance du recyclage, taxe carbone), des mouvances anarchisantes (commune éco-machin, préservation d’espaces vagues), etc.
Or, bien que l’extrême gauche qui la fait vivre tend à voir l’écologie comme un aspect de sa lutte qui ne prend le centre que dans les contingences catastrophiques qui sont les nôtres, il n’est pas dit que le centrement de la problématique écologiste est inintéressant pour un anticapitalisme pluriel mais unifié autour de lignes structurantes, autant en matière de communisme économique que d’anarchisme politique. Une organisation écologiste qui serait en mesure de mettre de l’avant des possibilités réelles de s’opposer à l’État capitaliste, particulièrement, de mettre en place directement des politiques écologistes (en bloquant tel projet, mais, à terme, en entreprenant également du travail positif) obligerait quiconque veut inventer le futur à joindre son mouvement sur ses termes.
À ce titre, il est des exemples occidentaux qui opèrent le changement de paradigme que nous proposons – et ils nous inspirent. Des exemples qui substituent à l’absurde modèle confrontationnel-collaborateur dont nous parlions dans la première réponse. Des exemples qui s’émancipent de l’insertion dans la société par l’impératif de la civilité. Ces sociétés non-civiles, s’organisent pour s’attaquer directement aux États et aux pollueurs (comme nous l’avions suggéré dans la troisième réponse), mais surtout elles s’attaquent directement à ce monde dont nous ne voulons pas. Si nous avions mis en garde (« Ébauche à une stratégie révolutionnaire ») contre cette tentation de confondre des tactiques (comme moyens) pour des stratégies (comme visant des fins), nous avons vu à Sainte-Soline la coalition des Soulèvements de la Terre œuvrer directement contre un modèle de société (au travers de la lutte contre les mégabassines). Ce type d’action prend – enfin ! – acte de la gravité de la situation et permet d’unir les éléments les plus timides et réformistes sur nos bases radicales (et nos pensées se dirigent vers la fonderie Horne). Il s’agit, à notre sens, du premier pas vers la lutte écologiste réelle, celle qui permettra de se défaire des effarouchements bourgeois du mouvement écologiste pour créer une réelle union avec les peuples dominés par l’impérialisme et le colonialisme, sur une base égale de lutte concrète (et non symbolique).
La voie de l’écocommunisme, la voie de l’anarchie vert-et-noir, nous obligera à continuer de marcher dans les ronces ; en effet, la terre dont hériterait une fédération de communes, ou une révolution déterritorialisée et apatride, est déjà engagée dans une voie catastrophique. Au luxe communiste rêvé aux époques où les critiques de l’industrie étaient minoritaires de part et d’autre du rideau de fer, il faut substituer une nouvelle figure de la vie postcapitaliste, qui ne se raffinera qu’autant que nous saurons nous informer des conditions dans lesquelles évolueront les formations sociales qu’on souhaite voir s’engager dans un processus révolutionnaire. Nos pauvretés joyeuses sous le capitalisme sauront, il faut l’espérer, devenir autant de joies partagées dans la précarité catastrophique où le capitalisme nous aura jeté. Camarades, dressons-nous fièrement comme le parti de la vie face à l’ordre de la mort. « Ainsi », comme l’écrivait l’écrivain caribéen Edouard Glissant, « ainsi renonçons-nous à bien plus que tarir. Nous sommes horde en chaque rire enracinés. Nous courons la ville et osons la mer. L’eau rêche nous lie ».
[1] S’il ne faut pas nier les problèmes qui peuvent apparaitre dans la gestion communes (cf. tragédie des communs et ses réponses), le rapport d’exploitation qui provient de la capitalisation-marchandisation du territoire est substantiellement déterminé par l’exploitation raisonnée du territoire.
[2] Sur la question du découplage, nous pouvons affirmer que si l’affirmation est peut-être vrai pour les unités excédentaires de la croissance, cette dernière se repose sur une infrastructure nécessairement polluante.
[3] Ce double statut de l’utopie-planification révolutionnaire – à la fois nécessaire et impossible (si on la prend au sérieux pour ce qu’elle est) – est un dilemme même pour notre niveau d’organisation.
[4] Néanmoins, gardons en tête qu’il faut toujours bien avoir la force de se coordonner avec des groupes étrangers et être une organisation intéressante, avec laquelle on a des raisons de se coordonner.