Sur conduire un tracteur avec ses chums de fille, ou la mixité choisie : comment, pourquoi, vers quoi?
Gustave
Les milieux dans lesquels nous évoluons ont peut-être changé et sont probablement moins insupportables pour les femmes qu’il y a 10, 15, 20 ans. Cependant, le (cis-hétéro)patriarcat structure encore les vies de chacune et chacun d’entre nous : nous débarrasser de son emprise demeure tout aussi urgent.
Le présent texte naît de la nécessité de se doter de pratiques à mettre en place dans nos groupes d’action politique, qu’ils soient formels ou non, publics ou secrets. Nous nous pencherons ici précisément sur la question de la mixité choisie, soit une pratique qui consiste à s’organiser sans hommes cis, entre personnes vivant de l’oppression liée au genre. Nous nous adressons spécifiquement aux camarades qui chercheraient des solutions aux dynamiques patriarcales traversant leur collectif, leur association étudiante, leur organisation, leur coalition, leur cercle de lecture.
Non-mixité, mixité choisie… Ces deux termes sont-ils équivalents? La non-mixité réfère à l’organisation entre personnes partageant une oppression commune, sans les membres du ou des groupes dominants et oppresseurs. Historiquement, ce terme était préconisé par les femmes voulant s’organiser sans hommes, mais aussi par les personnes noires désirant agir dans des espaces sans personnes blanches ou encore par les personnes trans sans personnes cis. Le terme mixité choisie est quant à lui davantage utilisé dans le cadre de pratiques queers ou féministes contemporaines, et il est plus inclusif des réalités trans. Effectivement, le terme a émergé avec le besoin de souligner que des espaces sans hommes cis peuvent être mixtes, c’est-à-dire composés de personnes ayant diverses expériences liées au genre. Un exemple de cette pratique pourrait être le cercle de lecture duquel cette revue a émergé, où toute personne n’étant pas un homme cis était la bienvenue.
Origine de la pratique
L’organisation entre femmes est une pratique pour laquelle il est difficile de déterminer une date de début précise; or, nous savons que, lors de la Révolution française, des femmes s’organisent dans la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires, groupe actif en 1793 comptant des femmes désireuses de pouvoir être considérées comme citoyennes ainsi que de porter les armes pour défendre la république. En 1871, la Commune de Paris a également été le lieu d’expériences d’organisation féministe: on note entre autres celle des communardes qu’on a appelées les Pétroleuses, réputées avoir mis le feu à Paris devant la défaite éminente. C’est aussi à ce moment-là que le premier groupe de femmes ouvertement féministe en France, l’Union des femmes, voit le jour. L’année 1936 a vu naître en Espagne les Mujeres Libres, une organisation autonome prolétarienne anarchiste qui comptait 20 000 femmes et leur a permis d’apprendre à lire et écrire, de s’instruire politiquement et de gagner en confiance dans leur lutte pour la libération non seulement face au capital – la plupart d’entre elles n’étant pas syndiquées, employées d’usines mais travaillant de la maison avec un salaire à la pièce – mais aussi face aux hommes anarchistes révolutionnaires qui se montraient pour la plupart réticents à l’idée d’une égalité de genre.
Ces groupes féministes ne se réclamaient pas ouvertement de la non-mixité, bien qu’ils semblaient être implicitement non-mixtes. C’est dans les années 1960 et 1970 que la pratique de la non-mixité revendiquée comme telle s’est répandue dans une multitude d’organisations et collectifs avec l’essor des mouvements féministes et antiracistes. L’organisation en non-mixité s’est popularisée non seulement car elle se présentait comme une façon plus efficace d’améliorer le sort des femmes – cela devenait enfin une priorité – elle permettait aussi de libérer la parole en échangeant entre femmes sur des situations d’oppression qu’elles rencontraient dans leur vie privée. Enfin, s’organiser collectivement de façon autonome entraînait inévitablement une transformation de soi et permettait de se constituer en sujet politique.
Les milieux québécois ont été le terrain d’expérimentations de non-mixité/mixité choisie à plus petite échelle : la grève de 2012 a cristallisé des colères féministes, contre les dynamiques sexistes dans les espaces militants mais aussi contre les violences sexuelles répandues et normalisées. Les exemples sont nombreux : on retiendra notamment le comité femmes de l’ASSÉ ainsi que des collectifs féministes (Alerta Feminista, les Hystériques, les Gamines, les Harpies…). De la grève de 2015, nous soulignons les manifs en mixité choisie des Hyènes en jupons.
Actuellement, il existe une panoplie de projets en mixité choisie : des collectifs de graffiti comme Douceur Extrême aux collectifs de colleuses contre les féminicides s’étant répandu un peu partout à travers le monde en passant par les initiatives comme les mardis en mixité choisie de B-QAM, le comité de réparation de vélo de l’UQAM, ou encore les cours sans hommes cis du Black Flag Combat Club…
et il y a l’informel : les caucus en mixité choisie formés sur le tas, les conversations Messenger créés en urgence, les soirées à écouter des films entre gurls ou à chialer pleurer hurler sur le cishétéropatriarcat ou à rire ou à péter des vitres de char ensemble.
Débats
La pratique de la non-mixité a bien entendu été et continue d’être le terrain de débats politiques. Cette pratique est parfois critiquée pour le risque perçu qu’elle court de devenir une fin en soi, une pratique dont le seul but serait de se rassembler entre femmes selon la simple base que nous sommes des femmes, pour échanger sans réelle visée politique stratégique.
D’autres reprochent à certaines tendances de la non-mixité un fond essentialisant et transphobe: s’organiser en non-mixité entre femmes en excluant les personnes trans renforce la conception d’une essence féminine. Cela implique effectivement qu’être une femme revient à une question d’organes génitaux et de capacité à porter un enfant, vision qui non seulement est nocive pour la vie des camarades trans mais qui est aussi peu intéressante politiquement, car ne proposant aucune issue au genre.
De notre côté, nous défendons une posture anti-essentialiste, donc s’opposant à la conception de la catégorie « femme » comme une chose présentant des caractéristiques intrinsèques immuables. Nous savons cependant que la catégorie « femme » existe bel et bien, qu’elle est historiquement construite et renforcée structurellement et qu’elle engendre une variété de conséquences matérielles: crédibilité, aisance dans la prise de parole, violences sexuelles, violence conjugale, structures familiales, maternité, accès à des soins d’affirmation de genre, charge mentale, inégalités salariales, mauvais traitement médical… Il y a donc une contradiction dans l’organisation en mixité choisie : nous sommes révolté·e·s par le fait que les catégories de genre existent, mais nous ne pouvons pas pour autant fermer les yeux sur ce fait et continuer notre vie et nos luttes normalement, car cette catégorisation engendre des difficultés réelles, qui sont bien entendu de différente nature et intensité chez différents groupes de personnes et qui sont influencées par d’autres facteurs matériels comme la classe, la racialisation, l’orientation sexuelle, le genre, la neurodivergence ou l’état de santé physique.
Organisation
La mixité choisie est donc une pratique émanant de besoins réels : plus souvent qu’autrement, elle n’est pas une fin en soi mais bien une manière de répondre à différents problèmes de l’organisation mixte, nos groupes d’action politiques étant, bien que d’«extrême-gauche», perméables aux dynamiques cis-hétéro-patriarcales.
Les dudes font des interventions-fleuves dans les assemblées. Il n’y a qu’un homme cis dans le comité bouffe. Ce gars-là a à peine lu la moitié de tel livre, mais il est capable d’en parler avec beaucoup plus d’aisance que moi qui l’a lu au complet deux fois. J’ai fait mon entrée dans l’action politique grâce à un dude qui me cruisait. Il a fini par se faire cancel. Mon implication dans tel groupe est remise en question, on me dit que je me fais imposer les idées que je défends pourtant avec lucidité…
Bien entendu, nous considérons que ce genre de dynamiques peuvent être affaiblies, car elles sont historiquement construites. À la structure qui les renforce nous devons opposer des pratiques concrètes: cela est essentiel pour espérer pouvoir un jour nous en débarrasser. Si nos groupes et milieux ne sont pas à l’abri des manifestations subtiles du patriarcat que nous venons d’énumérer et qui ont lieu dans l’espace public, ils ne le sont pas non plus de dynamiques de séduction, de violences sexuelles, de la violence conjugale ni de toutes les acrobaties par lesquelles un agresseur va revenir dans le milieu parce qu’il a plein d’ami-es, même si aucun processus de justice transformatrice transparent digne de ce nom n’ait été entamé avec lui et les victimes.
J’haïs les hommes. Pas chaque homme individuellement là, mais la catégorie « homme » qui les construit et qui fuck up tout le monde, eux y compris. J’les haïs mais j’sais pas quoi faire de cette haine. Au moins on peut se rassembler pis s’organiser entre gurlies et construire des safer-space, question de ventiler pis d’enfin pouvoir exister comme des sujets politiques.
Les dynamiques patriarcales nous donnent donc toutes les raisons du monde de vouloir nous en détacher, le temps d’un projet, d’une réunion, d’une soirée de graff’… Et la tentation de décrire ces espaces en mixité choisie comme des «safe-space» est forte. Bien sûr, les espaces sans hommes cis peuvent nous faire sentir bien personnellement, être plus agréables et sécuritaires pour s’organiser:
Quand je suis en mixité choisie je suis quasi-certaine que je ne serai pas entraînée dans des dynamiques de séduction hétéropatriarcales, que ma parole aura plus de chances d’être écoutée et valorisée, que mon expérience sera prise au sérieux, que je ne serai pas intimidée par l’aisance de s’exprimer qu’ont beaucoup d’hommes, que je serai contente de pouvoir enfin ventiler sur les attitudes sexistes de mon camarade…
Or, limiter notre compréhension des espaces en mixité choisie à leur fonction de safe(r)-space nous empêche d’en tirer des apprentissages. Les espaces en mixité choisie ne sont pas nécessairement garants de «sécurité» puisqu’ils impliquent de se confronter, d’échouer, de travailler, de réaliser pour une énième fois que ça m’est ardu d’exprimer mes idées avec confiance devant un groupe, ça m’apparaît comme un saut dans le vide et la peur du jugement, même celui des femmes autour de moi pendant ce cercle de lecture en mixité choisie, m’immobilise et me confine au silence au coin de la table. Ils impliquent un éventail de sentiments difficiles et nous ne pouvons pas nous attendre à nous sentir bien à tout moment dans ces espaces.
Ouin, maintenant que j’ai fait l’expérience de la mixité choisie pour un temps plus long, plus challengeant et plus politisant qu’un pyjama party ou une soirée de graff j’suis moins intéressée par le terme safer-space, j’ai l’impression que c’est un peu vide de sens pis flou et ça nous éloigne de nos objectifs pis de nos besoins.
Organisation (bis)
Nous devons centrer cette réflexion sur les besoins concrets que nous avons et de nommer ceux-ci clairement, sans quoi la pratique de la mixité risque de créer des espaces dépolitisants, essentialisants et chronophages. Des pratiques d’autonomie dans les mouvements féministes, l’on peut dégager quatre axes[1]: discursif, intimiste, organisationnel, programmatique. Ces quatre axes aident à mieux définir les besoins que remplira notre pratique en mixité choisie.
L’axe discursif est la réappropriation du pouvoir du langage afin de se redéfinir avec un discours non-sexiste.
L’axe intimiste relève de pratiques d’auto-conscience ou encore des groupes de parole, dans lesquels les participantes partagent des expériences personnelles de sexisme ordinaire ou de violences dans le but de développer une compréhension commune de l’oppression et de créer un soutien. Le groupe séparatiste italien Rivolta Femminile agissait dans ce sens et voyait en cette pratique de partage une opportunité d’éveiller chez les femmes la conscience de soi nécessaire à leur constitution en sujet politique autonome des hommes. C’était aussi une stratégie des Mujeres libres, qui utilisaient les cercles de parole pour «[habituer] les femmes à entendre le son de leur propre voix en public»[2] afin qu’elles puissent gagner en confiance et ainsi participer pleinement à l’action politique.
L’axe organisationnel implique de s’organiser politiquement sans hommes cis afin de pouvoir bénéficier de l’absence de comportements ou de paroles sexistes et ainsi gagner en efficacité et en liberté de prise de décision. L’exemple des manifestations en mixité choisie des Hyènes en jupons, qui militaient entre autre contre le sexisme des mesures d’austérité du gouvernement libéral, correspond à cette fonction organisationnelle : elles jugeaient que les manifestations féministes risquaient moins de se faire usurper par une horde d’hommes cis se croyant plus aptes à prendre les coups face à la police. Dans le contexte actuel, un groupe pourrait décider de s’organiser en mixité choisie sans hommes cis afin de pouvoir acquérir des aptitudes pour s’exprimer en public et débattre avec leurs camarades, par exemple dans des contextes de réunion. Une fois de retour en mixité, cela pourrait permettre de réduire l’espace qu’occupent plus souvent qu’autrement les hommes cis dans des contextes d’organisation politique, ainsi que le pouvoir qu’ils détiennent implicitement.
Enfin, l’axe programmatique permet aux femmes d’élaborer des plans pour ouvrir la porte à des changements dans les rapports sociaux ainsi que les moyens pour concrétiser ces changements. Les différentes structures autonomes créées par les femmes dans le mouvement de libération kurde répondent à cette fonction programmatique : ont été fondées en 2013 les Unités de protection de la femme (YPJ), composé exclusivement de femmes armées luttant contre les forces syriennes, Daesh et l’État turc fasciste. Le but des YPJ est d’œuvrer à la protection des femmes. Pour les femmes kurdes, il n’y a pas uniquement la lutte armée: il existe des patrouilles de sécurité, des académies de femmes mais aussi un village de femmes (Jinwar) et même une chaîne télévisée. Elles s’organisent comme telles non pas pour se limiter à demander l’égalité ou une amélioration de la condition des femmes, mais en «posant une question fondamentale : comment serait le monde d’aujourd’hui si les femmes n’avaient pas été opprimées?»[3] – d’où leur fort caractère programmatique. L’autonomie des femmes dans la lutte de libération kurde est considérée comme étant une force créatrice pour imaginer un monde où personne ne subit l’oppression : pour elles, s’organiser de façon autonome est une pratique incontournable qui leur permet de bâtir la confiance et la solidarité nécessaires pour détruire les structures patriarcales qui sont présentes chez leurs ennemis, mais aussi au sein de leurs propres organisations politiques révolutionnaires mixtes, dans lesquelles elles sont également très actives. La lutte des femmes est comprise comme étant indissociable de la lutte plus large pour la libération du peuple kurde et de tous les peuples opprimés. Dans notre contexte, nous pourrions décider de nous organiser en mixité choisie sans hommes cis pour pouvoir échanger sur les dynamiques que nous vivons et trouver des solutions à proposer de manière unifiée au reste du groupe mixte.
La suite
Les expériences d’organisation en mixité choisie sont donc assez variées, et nous pouvons comprendre que les camarades auront des besoins différents selon leur situation spécifique. L’important reste de définir collectivement les besoins auxquels la mixité choisie viendra répondre, et comment cela affectera l’organisation en mixité.
Nous invitons toutes les personnes qui n’en peuvent plus du cis-hétéro-patriarcat à se saisir de ces réflexions afin que les espaces de mixité choisie soient efficaces… et que nous finissions par en finir avec le genre!
[1] Mayer, Stéphanie. (2014). Pour une non-mixité entre féministes. Revue Possibles. 38 (1). 97-110.
[2] Ackelsberg, Martha. (1995). «Séparées et égales?» : Mujeres Libres et la stratégie anarchiste pour l’émancipation des femmes. Feminist studies. 11 (1). 63–83.
[3] (2021). Nous vous écrivons depuis la révolution : Récits de femmes internationalistes au Rojava. Éditions Syllepses. p.10.