Vocabulaire pour la sortie du capitalisme

Julien Lemay

Il serait tout à fait malheureux que par insuffisance théorique, l’extrême-gauche anticapitaliste soit réduite à se guider dans l’action par les aléas de bandes qui testent des stratégies, plutôt sur la base – par ailleurs absolument nécessaire – de leur expérience de la lutte anticapitaliste qu’à partir d’une grammaire politique qui articule des concepts lui permettant de penser en profondeur son activité. Plutôt que de réactiver un vocabulaire traditionnel de l’extrême-gauche anticapitaliste – parti, peuple, prise de pouvoir, situation révolutionnaire – nous voulons dans cette série d’articles, prendre un pas de recul pour essayer d’aborder dans leur généralité les problèmes qui nécessitent de réviser notre vocabulaire. La terminologie relative à l’inscription d’un camp révolutionnaire dans l’histoire nous semble devoir être travaillée pour y décentrer le « grand soir » comme moment de bascule hors du capitalisme ; celle relative à la prise de pouvoir doit se voir substituer un vocabulaire qui permette de penser à la fois l’empuissancement du camp révolutionnaire et l’effritement du pouvoir capitaliste ; finalement l’unité de l’organisation anticapitaliste et des personnes vivant dans des formations sociales capitalistes dans lesquelles elle s’inscrit aussi doit être pensée dans des termes qui permettent de l’articuler immédiatement avec les
problèmes d’écologie.

Nous voulons donc discuter brièvement la question de la révolution anticapitaliste sous trois aspects : sa définition dans une théorie de l’histoire ; son rapport à l’État et à l’organisation ; et finalement ses implications quant aux conceptions qu’on se fait de l’humain et de « son » monde.
Il faudra tolérer, pour des raisons d’espace, que notre exposition soit plutôt proclamatoire qu’explicative. Nous espérons revenir dans des numéros subséquents sur le détail de ce dont nous ne pouvons ici qu’esquisser les contours, à savoir des éléments pour une théorie de la pratique révolutionnaire anticapitaliste.

Le projet de toute révolution anarchiste ou communiste est en effet un projet de sortie du capitalisme. C’est-à-dire que la révolution est ce processus de sortie, pour une formation sociale donnée, des rapports capitalistes. Penser la révolution, c’est donc penser les conditions et les modalités de la transformation d’une formation sociale en autre formation, où les rapports productifs ne reposeraient plus sur l’exploitation salariale du travail par le capital.

I. La révolution comme événement, comme processus

La révolution est-elle le grand soir, ou s’étend-elle au-delà du moment où un État capitaliste s’effondre, jusqu’à la dissipation du capitalisme mondial et de tous les systèmes de domination ? La révolution se produit-elle sur des bases qui lui seraient absolument immanentes, ou est-elle le résultat d’un développement qui la surdétermine ? Ces questions se sont posées face à chaque événement historique qui a vu une formation sociale changer radicalement d’organisation politique à la suite d’un processus oppositionnel frontal avec l’ancien état des choses. On se dispute encore aujourd’hui à savoir si la Révolution française s’arrête en 92, à Thermidor, au directoire, à Napoléon ou à la Restauration. Les révolutionnaires sérieuses se sont investies de la mission de débroussailler le problème touffu de la transformation de la société au-delà du remplacement de l’État capitaliste, et des moments comme la commune de Shanghai ou la Glasnost, quoique de manières franchement différentes, posent cette question de la continuation de la révolution dans une
société « révolutionnée ».

Même dans l’avant du « grand soir », la question de son anticipation, de sa préparation et de sa mise au monde relance la théorie sur des voies divergentes. D’une part, on peut tâcher de partir de la révolution comme événement, auquel cas on s’intéressera au détail de la rupture anticapitaliste d’une formation sociale comme moment dont la singularité a des exigences propres : les forces en présence, leur activité dans le détail, ce qui précisément incapacite l’État. D’une autre, l’émergence dudit moment dans un processus historique qui concerne la formation sociale qui est sujet de la révolution peut être l’objet de la théorie révolutionnaire, auquel cas la révolution se décentre (prise d’armes, renversement de l’État) et s’ouvre à accueillir comme les siennes des considérations qui l’excèdent (conjoncture économique, conflits géopolitiques, « niveau d’intensité » de la lutte des classes dans les cycles de mobilisation précédents, autres forces politiques organisées). En effet, selon qu’on soit « pris dans l’événement » ou qu’on soit « entrainé·e dans un processus », on ne met pas exactement de l’avant les mêmes imaginaires de la contestation, de la transformation sociale, de l’histoire politique. Dans leurs versions caricaturales, la première approche sera une théorie insurrectionnelle qui réfléchit la prise de pouvoir ou sa destitution – dans son détail et sa forme, ou dans la poésie – sans réfléchir leurs conditions de possibilité ; la seconde sera une théorie mécaniste où tel ou tel aspect des formations sociales concernées doit dans son développement produire l’insoutenable par lequel elle craque et passe à autre chose que le capitalisme. La première s’associe aux pratiques fautives de l’aventurisme, de l’insurrectionnalisme despotique (Blanqui) ou naïf, ou à d’autres formes de volontarisme ; la seconde au réformisme-révolutionnaire, à la préfiguration désincarnée ou au lobbyisme de gauche quand elle se trouve dans l’opposition, et en position de pouvoir, au développementisme (Boukharine, Deng) ou à d’autres formes d’adventisme des rapports communistes.

Les deux approches sont, à notre connaissance, pour le moment incommensurables, et doivent s’inscrire, dans le cadre de notre pratique théorique, dans une dialectique de la diachronie et de la synchronie de la révolution. (Diachronie : en succession dans le temps ; synchronie : en coprésence dans un même temps.) C’est-à-dire qu’il s’agit pour penser la révolution comme moment, de la penser en rapport à ce que nous avons maladroitement appelé la révolution comme processus, et inversement. Leur unité contradictoire est la révolution dans l’histoire (si tant est qu’une telle dialectique de la diachronie et de la synchronie serait d’importance quant à l’histoire – nous recevrons par ailleurs toute réflexion divergente sur l’histoire qui vise à servir la pensée révolutionnaire et la pratique politique anticapitaliste), laquelle se demande à la fois combien de barricades, à quelle distance les unes des autres, et quel discours est mis de l’avant par les écologistes modérés dans les cinq dernières années ou quels sont les dernier gains qui ont pu être faits par les mouvements syndicaux. D’ailleurs, selon qu’on s’en saisisse dans une succession ou dans une relative simultanéité, chacun de ces exemples gagne à être abordé des deux manières. Monter une barricade est après tout un processus (qui implique une succession dans le temps : s’être préparé·e·s à plusieurs, rassembler les matériaux, les assembler, etc.), même si une « nuit des barricades » est indéniablement ce qu’on appellerait un événement. Penser dans sa concrétude une situation révolutionnaire obligerait à en sortir par des moments de décentrement (se dessiner son « environnement » historique, le processus dans lequel elle s’inscrit) ; et penser la concrétude de notre inscription révolutionnaire dans l’histoire telle qu’elle se déroule impliquerait de l’incertitude qui nous arrache à des chaînes de causalité (où les « tendances » d’un processus sont soit mises en cause, soit établies pour correspondre à la singularité de l’événement).

Nous espérons que des recherches sur la notion d’événement à l’extrême-gauche nous indiqueraient peut-être des voies de sorties à des pratiques « mouvementistes », et des pistes pour mieux comprendre le rapport de l’action anticapitaliste au mouvement social (ou à son absence). Nous pensons aussi qu’un regard sévère sur les croyances acritiques dans le Progrès et ses vertus, ou toute autre forme de positivité historique (particulièrement pour le XIXe siècle, partagées par des communistes et des anarchistes) donnerait lieu de réhabiliter l’étude politique des formations sociales comme processus sans eschatologie quiétisante (les masses sont pacifiées, on ne peut rien faire qu’attendre la fin du monde ; ou encore, il n’y a plus rien à faire, le parti nous guide vers le triomphe du communisme international, et amène la fin de cette préhistoire qu’est la société de classe).

II. L’État, la révolution et les révolutionnaires

« De l’idée blanquiste que toute révolution est l’œuvre d’une petite minorité dérive automatiquement la nécessité d’une dictature après le succès de l’insurrection, d’une dictature que n’exerce naturellement pas toute la classe révolutionnaire, le prolétariat, mais le petit nombre de ceux qui ont effectué le coup de main et qui, à leur tour, sont soumis d’avance à la dictature d’une ou de plusieurs personnes. L’on voit que Blanqui est un révolutionnaire de la génération précédente. »

– F. Engels, « Le programme des émigrés blanquistes de la Commune », in, n° 73, 26 juin 1874

Engels mentionne la dictature communiste que projette Blanqui comme une étape dépassée de la stratégie révolutionnaire du XIXe siècle. En effet, à la dictature du groupe qui s’est accaparé le pouvoir par les armes, Engels oppose le concept marxiste insuffisamment développé de « dictature du prolétariat ». La stratégie marxiste ne cesse pas d’être l’utilisation du pouvoir d’État pour dilapider la bourgeoisie ; seulement, l’oxymore « dictature du prolétariat » donne à penser, si on en comprend l’ironie, que cette domination de classe sur la société ne peut prendre la forme de la domination capitaliste – comme la domination féodale de la noblesse sur la société médiévale prenait une forme différente de la domination bourgeoise sur la société capitaliste. Qu’est-ce en effet que la « dictature » du « peuple » ? De la même manière que le passage du féodalisme au capitalisme s’est accompagné d’une transformation du pouvoir d’État, le passage au communisme (société sans classes et sans État) n’est concevable sans transformation de la machine d’État. Il nous semble que même les tenant·e·s de l’État dans la sortie du capitalisme doivent difficilement pouvoir croire que les prolétaires y désigneraient leurs représentants pour assurer les pouvoirs exécutif et législatif dans les mêmes structures que celles dans lesquelles l’État capitaliste fonctionne. Lénine a théorisé une forme de cet État révolutionnaire, dans laquelle la démocratie confisquée aux bourgeois se déroule presque entièrement dans le grand parti des prolétaires. Cette voie telle qu’investie historiquement a tendu à confisquer aussi la démocratie aux larges masses, et à produire une classe de bureaucrates dont on peut douter qu’elle représentait en tout point des intérêts prolétariens. En fait, les léninismes au pouvoir, comme stratégies politiques du maintien du pouvoir d’État entre les mains de l’avant-garde du prolétariat, se rapprochent ironiquement de cette dictature des communistes que Blanqui appelait de ses vœux, et si c’est cela qu’est la « dictature du prolétariat » évoquée par Marx, on ne peut plus comprendre la différence qu’établissait Engels entre celle-ci et celle-là.

On devra s’assister d’autres intuitions marxistes et non-marxistes pour éclairer nos réflexions. Il est bien connu que commentant la commune de Paris, Marx avait adopté une posture critique de l’État révolutionnaire ; et les critiques anarchisantes de l’État ne se résument certes pas à des négations simples, du moins pas sans tentative d’adresser de bonne foi les difficultés encourues. Nous appelons par ailleurs les camarades qui souhaitent investir la question de l’État capitaliste et travailler à identifier des points d’unité conceptuelle à nous soumettre ce qui leur parait pouvoir être d’intérêt en ce sens.

Ici et présentement, il nous faut faire apparaître un vocabulaire malheureux d’être provisoire : celui de parti et d’État. Nous utilisons les termes raturés pour désigner ce qui doit remplacer dans leur rôle ces concepts, et dont la forme est incertaine : le parti est la fonction de la part transformant activement la société sur elle-même et sur le monde afin de gagner en puissance – c’est « qui a pris le parti du communisme » ; l’État est la fonction de la société révolutionnaire à son propre endroit par laquelle elle est souveraine et se dirige dans l’histoire. (Nous sommes tout à fait conscient·e·s que de nouveaux concepts n’occuperont pas la même place que ceux auxquels ils se substituent, mais en l’absence de concept précis, absence de « lieu » précis du concept.)
Dans un moment révolutionnaire, les formes dans lesquelles vont se cristalliser les moyens de continuer, pour la société civile, d’agir sur elle-même et de s’en rendre responsable, constitueront si nous gagnons notre pari anarchiste un post-État, un non-État, un État. Il s’agit d’identifier ce qui particulièrement est insoutenable de l’État capitaliste, et ce qui est incompatible avec le genre de formation sociale que l’on veut voir naître durant le moment révolutionnaire, et remplacer par des propositions positives (sans trop espérer anticiper absolument sur la transformation en acte de la société) nos critiques de principe sur l’État. À travers tout le processus de transformation post-capitaliste de la société se poseront des problèmes de souveraineté, de démocratie et de répression. Si nous voulons atteindre le communisme, il importe de ne pas voir la révolution comme la prise de pouvoir et le modelage d’un État qui doit accoucher d’une société sans classe sans se transformer à travers un processus largement impossible à prédéterminer, mais qu’on ne peut que perdre à ne pas réfléchir. Qui plus est, ce « nous » depuis lequel nous parlons n’a pas une forme si certaine. Il semble improbable qu’un « parti » au sens traditionnel d’organisation structurée et hiérarchisée soit à même de former à lui seul le camp majoritaire dans une situation révolutionnaire ; il est néanmoins indéniable qu’une quantité significative d’individus devront pour qu’il y ait révolution « prendre son parti », et que pour mener à bien son projet, elle doive recourir à des formes d’organisation qui lui permettent de neutraliser ses ennemis (politiquement, dans les communes naissantes ; militairement dans les zones à défendre). La mesure dans laquelle cette organisation est formelle, organique, intentionnelle, de fortune, la part du nécessaire et du contingent, tout cela donc restant relativement incertain, nous recourrons au concept de parti pour désigner ce camp social organisé pour transformer la société capitaliste. Une formule comme « le parti doit se saisir du pouvoir de l’État pour en faire un État dans un processus qui doit les voir tous deux (parti et État) disparaître » donne au moins très bien à voir les zones d’ombres dans un programme minimal de transition socialiste sceptique du parti et de l’État.

III. Par-delà la révolution comme humanisation du monde et de l’humain

Le passage au communisme de certains jeunes hégéliens allait d’un humanisme athée, c’est-à-dire que le « renversement » matérialiste de la dialectique hégélienne était saisi comme un passage de l’explication théologique du monde et de l’humain à une explication anthropologique des idées et de Dieu. Or, dès 1844, Marx est catégorique sur le fait qu’on ne peut atteindre à une idée de l’essence humaine qui ne soit plongée dans l’époque qui la produit, et que le programme feuerbachien de sortie d’un même geste des rapports humains faussés par la domination politique et de la fausse conscience (religieuse) n’allait pas exactement de soi. Marx ne dépasse néanmoins pas par lui-même en tout point un programme dans lequel l’humain se réunirait avec son essence dont il s’est aliéné dans l’histoire comme histoire de la lutte des classes, quoi que certain·e·s aient voulu trouver chez lui les pistes d’un tel dépassement. Pour le communisme du XIXe siècle, le propre de l’humain est de produire ses conditions d’existence, et conséquemment la figure de l’ouvrier, qui plus que quelque autre travailleur dans l’histoire participe d’une classe qui a le potentiel de résumer à elle seule cette production de l’homme par l’homme (ainsi que la langue de l’époque en parle), est parfois posée comme sujet par excellence de la révolution anticapitaliste et de l’émancipation finale de l’humain.

Nous voulons recourir, s’il s’agit d’investir la thématique philosophique de l’humain en général, à une dialectique qui ne présuppose pas d’une essence transcendante de l’humain et d’un sens de l’histoire, mais qui sert à partir des conflits réels à informer une voie de les dépasser. La problématique de notre époque nous semble néanmoins bel et bien être celle du Capital et du Travail ; seulement il faut s’arracher à tout ce discours malheureux porté par les éléments les plus caricaturaux de la tradition marxiste-léniniste dans lequel « l’Ouvrier » concentre et résume les contradictions de son époque. Évidemment, le nerf de la guerre pour un programme anticapitaliste, c’est la production, et sa socialisation est la clef de voûte de beaucoup de transformations de fond qui excèdent ce que le capitalisme reconnaît comme des secteurs productifs. Or, la contradiction entre ce qui sous le capitalisme apparaît comme des rapports reproductifs et des rapports productifs ne se résume pas (n’a même pas grand-chose à voir) avec des mots d’ordre tels « ouvrier, prends la machine ». Ainsi les conflits traditionnels de la théorie communiste (ville/campagne, premier-second/tiers mondes, nations majoritaires/nations minoritaires), et beaucoup de conflits objectifs qui apparaissent aujourd’hui et qui les recoupent en partie (straight/queer, blanc/non-blanc, neurotypique/neurodivergent) ont une autonomie relative de la contradiction Capital/Travail, et la révolution anticapitaliste, si elle est une condition nécessaire de leur résolution (ou de leur évolution en d’autres contradictions moins antagonistes), n’en est pas une condition suffisante.

On comprend mieux comment le problème de la révolution anticapitaliste, celui de la fin de l’histoire, et celui de la disparition des différences entre les humain·e·s en sont devenus un seul quand on connait les habitudes de pensée qui ont régi à leur formulation dans l’Europe du XIXe siècle. Le conflit social est saisi dans leur tradition comme la contradiction entre des termes qui forment un couple contradictoire. La résolution du conflit se fait par la transformation des termes l’un par l’autre. Bien que dans une perspective matérialiste, les contradictions, plutôt qu’être l’expression d’une totalité essentiellement non-contradictoire où elles s’annulent ou s’annuleront, sont autant de déséquilibres dans un tout social complexe et décentré, on ne pense pas moins la sortie d’une situation contradictoire (disons entre les hommes et les femmes dans la famille hétéropatriarcale) comme l’abolition de la différence dans le rapport qui est lieu d’un antagonisme. Ainsi, les conflits sont des antagonismes produits par la structuration de la société, et leur résolution implique un dépassement de la situation conflictuelle (ce dépassement provient traditionnellement de la part dominée). C’est dans ce genre de réflexions qu’on voit le mieux l’inquiétude de droite à l’endroit du communisme comme hégémonisation de la société : plus de différence, plus de conflit. Marx parlait explicitement de la fin de la division sociale du travail comme état de société communiste). Ce sur quoi il faut être absolument clair est que si nous voulons continuer à réfléchir ainsi, il faut largement réduire la foi qu’on peut avoir qu’un conflit qui semble affecter tous les autres voit dans sa résolution la condition suffisante à la résolution de tous les autres.

C’est particulièrement le cas de la contradiction entre l’être humain en tant qu’il vit en société et l’être humain en tant qu’il vit en écosystème. Les contradictions sociales (Capital-Travail ; Travail productif-Travail reproductif ; Pays impérialistes-Pays dominés par l’impérialisme) ne sont pas essentiellement distinctes des contradictions de la société et du monde où elle s’établit. En effet, l’opposition nécessaire à poser pour la résolution du problème écologiste n’est pas à notre sens celle de l’industrie à l’environnement, du bûcheron à l’arbre, du plastique à l’océan, mais bien une opposition interne à l’industrie, qu’elle soit entre la production et les ressources ou l’activité productive et la qualité de vie. On peut néanmoins tout à fait concevoir que la simple résolution de la contradiction capital-travail ne garantit pas en elle seule la transition écologiste.

La position écocommuniste qu’il nous semble falloir négocier est 1) critique des idéologies « du vivant » ; 2) critique des réductionnismes technicistes ou économicistes de droite comme de gauche ; 3) immédiatement tournée vers les problèmes du passage concret et vraisemblable de l’état de fait capitaliste à des états de fait non-capitalistes.

1) Critique des idéologies « du vivant » en ce sens que s’il est vrai que nous partageons ce monde avec d’autres formes de vie qu’on ne peut déconsidérer, et que l’intégration de certaines d’entre elles comme détenant une espèce de « statut politique » puisse sembler régler des problèmes d’éthique animale et de politique écologiste, nous ne connaissons pas de manière de faire de la politique avec des choses et d’autres vivants sans que « de l’humain » ne soit son support (un·e avocat·e qui défendrait une montagne en cour ; des règlements sur lesquels on s’est entendu·e·s en collectivité sur la gestion de la faune urbaine). Notre unité avec le vivant ne concerne que nous, et notre « solidarité » avec lui nous semble une humanisation idéologique d’un objet qui n’a rien demandé. La préservation de quelque lande ou quelque marécage ne devrait pas reposer sur la sympathie qu’on a pour la boue, mais sur la connaissance qu’il est préférable de ne pas saccager l’espace où prolifèrent tel ou tel phénomène qui remplit tel ou tel rôle dans un écosystème déterminé qui influe sur nous.

2) Il va sans dire qu’entretenir un rapport purement instrumental avec notre environnement est délétère, parce qu’on méconnaît ainsi ce qu’on prend pour la « nature ». Il faut reconnaître que le geste de naturalisation de l’humain qui pourrait être concomitant à des slogans tels « nous sommes le vivant qui résiste » et autres, lance la subjectivité qui pose comme son objet « la nature », « les ressources naturelles », etc., sur une voie qui l’amène à se questionner quant à la mesure dans laquelle cet objet, de toutes sortes de manières, agit en retour sur le sujet qui la pose. Nous dirons provisoirement, et en conscience que plus de réflexions sont nécessaires, qu’il nous semble plus sage de considérer la nature comme objet que l’humain produit en dégageant les lois du monde, et l’humain comme sujet aux lois qu’il observe dans le monde qu’il réifie que l’inverse, d’attribuer à la nature des attributs humains (par exemple des droits, des intérêts, etc.) et de se concevoir comme objet de sa vengeance (en l’espèce des catastrophes climatiques). Nous espérons que les camarades qui ont entâmé la question de la technique voudront bien se prêter au jeu de discuter des stratégies écologistes antipositivistes dont pourrait se saisir un mouvement d’émancipation populaire.

3) Car c’est ce qui importe finalement, qu’une écologie révolutionnaire, comme une théorie politisée de l’histoire et une théorie informée de l’État, serve le mouvement révolutionnaire.

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Notre esquisse de programme pour une recherche théorique actuelle sur le problème classique de la sortie du capitalisme et de l’entrée dans ce qu’il faut bien se résoudre à appeler communisme n’a pas la prétention d’être exhaustive. Un tel programme ne saurait d’ailleurs se suffire à lui-même. C’est parce que les camarades qui réfléchissent des cas historiques, des questions de stratégie et des enjeux de l’être-ensemble d’extrême-gauche sont à même d’avancer des propositions dans les champs qui les intéressent que notre entreprise est même simplement possible. Les problèmes traditionnellement associés à la philosophie de l’histoire, à la philosophie politique et à l’anthropologie philosophique ne prennent leur sens qu’au contact d’autres pratiques théoriques et politiques. En effet, c’est parce que tel zine, tel article, telle action fait telle proposition qui semble difficile à articuler à telle autre à laquelle on voudrait aussi donner raison qu’il peut y avoir ouverture sur ce que l’on appelle parfois de manière pédante dans le monde anglo-saxon « high theory ».

Sans prétendre à débattre sur le terrain académique, nous croyons que la prise en main sinon de théories complexes, de problématiques qu’elles concernent peut aider grandement l’autonomie du milieu, particulièrement son autonomisation de l’apparence d’érudition qui provient de la démographie majoritairement étudiante qui l’anime, pour substituer à l’hégémonie de la confusion un débat sur les idées auquel peuvent prendre part toutes les militantes de base. Il va de soi que le débat concret entre militant·e·s ne portera habituellement que très marginalement sur des questions de théorie aussi abstraites puisque nos instances servent l’activité militante et non l’autonomie de la théorie ; il ne peut néanmoins pas faire de tort qu’on tâche de se saisir desdites questions – à plus forte raison si l’on veut en dire autre chose que ce qui est et sera énoncé ici. Les questions concernant la théorisation de l’organisation politique ou la stratégie discursive en écologie animent d’ailleurs déjà nos espaces et la manière de régler les conflits de positions oscille entre l’habituel des positions minorisées, la menace de se retirer (à laquelle chacun·e, nous les premières, est réduite quand nulle communication n’est possible) et la discussion réelle, laquelle se butte plutôt à des difficultés conceptuelles qu’à des problèmes d’attitude. C’est afin d’encourager cette dernière voie que nous espérons entamer les palabres loin des instances et de leurs considérations, pour y mieux revenir.